QUADERNI STEFANIANI · 2017. 9. 15. · Ange RoveRe FILIPPO BUONARROTI EN CORSE: DU MYTHE AUX...

36

Transcript of QUADERNI STEFANIANI · 2017. 9. 15. · Ange RoveRe FILIPPO BUONARROTI EN CORSE: DU MYTHE AUX...

  • QUADERNISTEFANIANI

    Studi di storia, economia e istituzioni

    Edizioni ETSPisa 2016

  • L’Istituzione dei Cavalieri di S. Stefano ringrazia i seguenti Enti ed Istituti per i contributi concessi:

    – Fondazione Pisa– Comune di Pisa– Società Aeroporto Toscano S.p.A.– Unione Industriale Pisana– Università di Pisa

    QUADERNI STEFANIANI

    Direttore responsabile Umberto M. AscaniDirettore editoriale Marco Cini

    Comitato scientificoMarcella Aglietti (Università di Pisa) Franco Angiolini (Università di Pisa) Marcello Berti † (Università di Pisa) Anne Brogini (Université de Nice) Adolfo Carrasco Martínez (Universidad de Valladolid) Zeffiro Ciuffoletti (Università di Firenze) Gaetano Greco (Università di Siena) Danilo Marrara (Università di Pisa) Paolo Nello (Università di Pisa) José Damião Rodrigues (Universidade das Açores) Giancarlo Vallone (Università del Salento)

    I contributi raccolti nella sezione «Saggi» sono stati sottoposti a du-plice referaggio anonimo

    Autorizzazione del Tribunale di Pisa n. 4/99 del 17/02/2009

  • CONSIGLIO DI AMMINISTRAZIONEDELL’ISTITUZIONE DEI CAVALIERI DI SANTO STEFANO

    PRESIDENTE– Gr. Uff. Dott. in rappresentanza del Umberto M. Ascani Comune di Pisa

    CONSIGLIERI– Rag. Roberto Balestri in rappresentanza dell’Ammini- strazione Provinciale di Pisa

    – Amm. Roberto Liberi in rappresentanza del Ministero Difesa-Marina

    – Prof. Marco Cini in rappresentanza dell’Università di Pisa

    – Dott. Alessandro Franchi in rappresentanza del Ministero Infrastrutture e Trasporti

    – Dott. Antonio Nazaro in rappresentanza del Ministero Istruzione Università e Ricerca

    – Dott. Maurizio Sbrana in rappresentanza della Fondazio- ne Cassa di Risparmio di Pisa

    – Comm. Geom. Antonio in rappresentanza della Camera Veronese di Commercio di Pisa

    SEGRETARIO– Cav. Giancarlo Binelli

  • INDICE

    Daniele eDigatiL’ESAME D’ACCESSO ALLA PROFESSIONE DI PROCURATOREE DI AVVOCATO NELLA FIRENZE LEOPOLDINA (1777-1784) 11

    Cinzia RossiIL PATRIZIO PISANO PIO DAL BORGO. LE SUE RIFLESSIONISULLA LEGISLAZIONE NOBILIARE E LE MEMORIEISTORICHE DELL’ORDINE DI SANTO STEFANO 35

    laRa MaRChiL’ORDINE DI SANTO STEFANO E LA LEGISLAZIONE TOSCANASULLA MANOMORTA 71

    Cinzia RossiFILIPPO BUONARROTI NELL’ORDINE DI SANTO STEFANO(1778-1799) 85

    ange RoveReFILIPPO BUONARROTI EN CORSE: DU MYTHE AUX REALITES 101

    luCa MiCheliniUNA SCIENZA CONTRO LA DEMOCRAZIA: L’ECONOMIA.DA BUONARROTI A MARX 123

    ABSTRACTS 135

  • Ange RoveRe

    FILIPPO BUONARROTI EN CORSE: DU MYTHE AUX REALITES

    Grâce aux travaux d’E. Michel1 complétés sur certains points par J-M. Schiappa2, les Vicende, pour reprendre le titre du premier cité, de Filippo Buonarroti dans l’île sont bien connues. Je ne vais donc pas m’adonner ici à des redites et répéter ce qu’un public averti connaît depuis long-temps. Je voudrais plutôt aborder quelques aspects qui ont trait d’abord au «Giornale Patriottico» comme source historique quelques fois irrem-plaçable, mais aussi essayer de montrer, et peut être de comprendre, comment dans son expérience insulaire notre journaliste, découvrant la réalité, s’est débarrassé de ses mythes et a emprunté les voies du ja-cobinisme. Sans tomber dans le travers de Jean Defranceschi qui, parce que Buonarroti a été chargé, en Corse, de la vente des biens nationaux pendant quelques mois, puis, de nombreuses années plus tard, a eu une part non négligeable dans la Conjuration de Babeuf, se demande «s’il ne faut pas aller plus loin en faisant du rédacteur du Giornale Patriottico di Corsica le véritable théoricien du mouvement». Et d’ajouter «La tentation est d’autant plus grande, que vue de Corse, la doctrine mondialement connue de Babouvisme présente avec une autre doctrine mondialement ignorée, le Paolisme, un air de famille qui ne peut être dû au seul effet du hasard»3. Il serait grand temps que certains se débarrassent de leurs fantasmes, cessent de faire de la Corse la matrice de toutes les modernités et très sereinement y cherchent ce qui, avec son originalité, lui a fait em-prunter les voies de la politisation.

    1 E. Michel, Le vicende di Filippo Buonarroti in Corsica, in «Archivio Storico di Corsica», IX (1933), pp. 481-526.

    2 J-M. SchiAppA, Buonarroti l’inoxydable, Paris, Les Editions Libertaires, 2008, p. 274.3 J. DefRAnceSchi, L’expérience de Philippe Buonarroti. Les structures agraires de la Corse au début de

    la Révolution française, in «Annales historiques de la Révolution Française», LVII (1985), pp. 236-258.

  • 102

    1. Les voies de la politisation: le rôle du «Giornale Patriottico»

    A partir de l’automne 1789 l’île sombre dans l’anarchie4. Difficile de démêler ce qui relève de la poussée révolutionnaire (ou contre-révolu-tionnaire) de ce qui appartient à l’irruption d’une «rébellion primitive», individuelle ou collective, libérée par l’effacement des pouvoirs en place pendant que les nouvelles instances peinent à affirmer leurs forces et leur légitimité5. Ce n’est pas spécifique à la Corse6. Buonarroti ne tarde pas à comprendre les ressorts de ces affrontements dominés par le «spirito di partito»7 véritable cancer de la vie sociale et politique insulaire. Par contre dans sa lettre à l’abbé Piombi du 27 mars 1791 il insiste sur le triomphe de l’esprit public: «al nome della legge ognuno si arma, e vola ad inseguire i nemici della libertà»8 traduisant ainsi les changements profonds qui se se-raient opérés en un peu plus d’un an sous l’effet d’une double politisation.

    D’abord, avec ce que faute de mieux, j’appellerais la «politisation verti-cale». Le «Giornale» n’est certes pas l’unique vecteur de ce processus9 mais il en a sa part. Sans trop insister, car les choses sont connues, rappelons la publication des informations en provenance de Paris avec les nécessaires répercutions sur les dynamiques locales. Sur ce registre le porté à connais-sance au public insulaire des débats à l’Assemblée nationale est essentiel: évoquons les séances du 30 novembre 1789 ou du 21 janvier 179010. Essen-tiel est aussi la publication des lettres envoyées au rédacteur par des acteurs de premier plan: par ce canal Paoli, Saliceti et d’autres interviennent sur des questions aussi fondamentales que la départementalisation. Je ne sau-rais oublier que Buonarroti nourrit, en sens inverse, le «Moniteur univer-sel» avec les nouvelles de l’île11 contribuant ainsi à ce que la Corse, à égali-

    4 Archives Départementales de la Corse du Sud (ADS), 1L. Voir aussi A. cASAnovA, A. RoveRe, La Révolution Française en Corse, Toulouse, Bibliothèque Historique Privat, 1989, p. 310.

    5 Ibidem; mais aussi A. RoveRe, Mathieu Buttafoco, un homme dans le siècle des Révolutions, Ajaccio, Editions A. Piazzola, 2015, p. 218.

    6 Voir les Histoires Régionales de la Révolution parues dans la Bibliothèque Historique Privat. 7 «Giornale Patriottico», in «Bulletin des Sciences historiques et naturelles de la Corse», 401-404

    (1919). Pour une vue d’ensemble F. poMponi, Sentiment révolutionnaire et esprit de parti en Corse au temps de la Révolution, in Problèmes d’ histoire de la Corse, Paris, Société des études robespierristes, 1971, pp. 147-178.

    8 E. Michel, op. cit., p. 513. 9 A. RoveRe, Les enjeux politiques de la départementalisation de la Corse sous la Révolution, in Le

    droit et les institutions en Révolution (XVIIIe-XIXe siècles), Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2005, pp. 15-34.

    10 Le 30 novembre 1789 l’Assemblée Nationale vote le décret faisant la Corse «Partie intégrante de l’Empire Français», le terme «Empire» étant à prendre au sens d’«Etat»; le 21 janvier 1791 la même Assem-blée rejette la protestation de Gênes contre ce décret.

    11 J-M. SchiAppA, op. cit.

  • 103

    té avec les autres provinces, dans ces échanges, participe à la construction d’un espace politique neuf. A titre d’exemples citons les fraternisations des gardes nationaux insulaires avec les régiments du Maine et du Limousin qui se produisent en avril et mai 1790, à Bastia, Saint Florent ou Ajaccio, rapportées dans des termes identiques par les deux journaux12.

    Ces fraternisations illustrent l’autre forme de politisation que je qualifie-rais «d’horizontale». Bien entendu, ici aussi, les manifestations du phéno-mène sont multiples, songeons aux mobilisations des campagnes étudiées par A. Casanova13. Mais le «Giornale», par les informations qu’il véhicule, joue également son rôle dans une unification du territoire finalisée sur la défense de la Révolution: ainsi dans la relation qu’il donne de la mobili-sation des pieve de la région ajaccienne pour venir en aide aux patriotes de Fozzano menacés par les contre-révolutionnaires14, ou, sur le même re-gistre, la descente des gardes nationaux du Nebbio sur Bastia en avril 1790 au moment de l’affaire Rully15. Par ce type d’exemples Buonarroti se veut agent actif dans la naissance d’une Corse nouvelle. Il est même souvent, en l’état actuel de la recherche, notre seule source sur le mouvement fédératif qui à partir du printemps 1790 amène les gardes nationales à s’unir d’abord au niveau insulaire «per sostenere la felice nostra costituzione», avant de se confédérer avec Grenoble, pour ensuite participer au rassemblement de Lyon puis à celui du Champ de Mars à Paris le 14 juillet 179016. Cette fête, en forme d’apothéose, fait s’articuler les politisations verticale et horizontale pour dire l’unité du territoire national et de la Révolution. La bataille pour le département unique et l’héroisation de Pascal Paoli obéissent au même objectif.

    2. Un département pour la Révolution: l’engagement de Buonarroti

    «L’île de Corse ne formera provisoirement qu’un seul département. L’as-semblée des électeurs se tiendra dans la pieve d’Orezza. Ils y délibèreront s’il est avantageux à la Corse d’être partagée en deux départements, et dans le cas où ils croiraient que la Corse ne doit pas être divisée, ils indique-ront le lieux où l’assemblée du département doit se tenir». Telle est la dé-cision prise à Paris le 16 février 1790, entérinée par lettre patente du roi

    12 «Giornale Patriottico», n° IV et «Le Moniteur» du 21 mai 1790.13 A. cASAnovA, Identité Corse, outillages et Révolution Française, Paris, Edition du CTHS, 1996.14 «Giornale Patriottico», n° V.15 Ibidem.16 «Giornale Patriottico», n° VII à XII.

  • 104

    le 4 mars17. Je ne vais pas entrer dans les détails des luttes qui s’engagent aussitôt18. Pour simplifier disons que s’opposent deux blocs pas forcément homogènes d’ailleurs. D’un côté les partisans d’une bi-départementalisa-tion: Mathieu Buttafoco et Peretti della Rocca ci devant députés de la no-blesse et du clergé; mais aussi Jean Baptiste Bacciocchi, Ponte, Leca Cris-tinacce, Mario Peraldi, tous chefs de puissants «partis» et que l’on retrou-vera dans l’émigration19. De l’autre les frères Bonaparte, les frères Arena, Saliceti, Paoli qui intervient depuis Londres puis Paris. D’un côté ceux qui se crispent sur les particularismes locaux, mais qui aussi, et c’est le cas de Buttafoco, estiment qu’avec deux départements il sera plus facile de faire obstacle au Mouvement. De l’autre les «patriotes» pour lesquels le dépar-tement unique s’impose car le choix contraire sèmerait «i principi di una eterna discordia e inimicizia, per togliere (alla Corsica) tutta l’importanza delle sue future rappresentanze all’Assemblea Nazionale»20. C’est sur le ter-rain des principes que Buonarroti va intervenir dans le débat21.

    Certes, notre journaliste ne néglige pas les termes des querelles insulai-res: la Corse doit former un seul département parce que la géographie ne s’y oppose pas puisqu’en toute saison aucun point de l’île n’est inaccessible; parce que l’histoire aussi l’exige. Il souligne en effet que «sotto il felice governo di Paoli» l’administration était unique, que ce qui l’a rendue «in-felice» avec la Royauté tenait non «alla lontanezza della capitale» mais «alle vessazioni, al lusso, a’ vizi, alla parzialità, all’orgoglio degli amministratori». Mais là n’est pas l’essentiel. Car notre Toscan n’ignore rien des questions de fond qui agitent l’Assemblée nationale et en particulier celles autour du rapport entre la surface du territoire, l’importance de la population et le ni-veau de richesse pour, qu’à travers la réforme, s’organise la cohérence nou-velle22. Ce qui permet au directeur du «Giornale» de conclure, après une analyse serrée: pour trois raisons, afin d’atteindre un intégration complète avec la Nation, la Corse ne doit former qu’un seul département.

    La première tient à la nécessité de forger le pacte social en sorte que pour garantir la liberté de chacun la loi fasse disparaître les différences et les privilèges qui sapent l’unité et la conscience que tout individu doit avoir d’être «partie prenante de la défense et de la prospérité de tous». Population et territoire permettent précisément de contrecarrer les forces

    17 ADS, 1L 40.18 A. RoveRe, Les enjeux, cit.19 A. RoveRe, Mathieu Buttafoco, cit.20 «Giornale Patriottico», n° X, lettre à J.J. Levie; voir aussi n° XIV le courrier adressé à Ponte.21 «Giornale Patriottico», n° XXI à XXIV.22 J-L. MASSon, Provinces, Départements, Régions, Paris, Éditions Lanore, 1989.

  • 105

    de division puisque, et c’est bel et bien le cas de l’île, avec peu d’habitants (150.000), le territoire peut être vaste dans un équilibre assurant l’intérêt général.

    La deuxième raison s’impose alors tout naturellement. L’esprit public se-rait gravement menacé si on devait être amené à choisir, en cas de bi-dépar-tementalisation, les administrateurs et les élus sur deux moitiés du corps électoral. Le mérite et le talent céderaient la place au «spirito di partito» avec une autre conséquence grave: les députés de l’île à Paris seraient certes plus nombreux, mais plus divisés aussi et la Corse y perdrait en influence et en chance de développement.

    Et arrive la troisième raison avec laquelle nous retrouvons le souci des Constituants: le nouveau découpage de la France doit promouvoir l’accrois-sement des richesses et garantir le bonheur. Or, l’augmentation du nombre des fonctionnaires, si on double les administrations départementales, se fera au détriment de la prospérité puisqu’elle alourdira la fiscalité pesant sur les propriétaires. Le département unique, argumente toujours Buonar-roti, permet, tout au contraire, de trouver un bon équilibre entre le respect de la légalité et la défense de la liberté assurés par les agents de la puis-sance publique dont la mission est de veiller à l’application de la loi, et à la croissance des productions qui, comme le veut le législateur, doit être le remède à l’inégalité. D’autant que la Corse, à l’inverse des autres régions de France, a le privilège d’être une société de petits propriétaires tous égaux ou presque. La bi-départementalisation détruirait ce vers quoi doit tendre l’ensemble de la Nation.

    Ne relevons pas tout ce qu’un tel discours doit à l’économie politique des physiocrates, à une certaine vision mythique de la Corse et au rêve rousseauiste d’égalitarisme social. Contentons nous de souligner que le pré-ambule de la Déclaration des droits stipule que les institutions doivent avoir comme finalité d’assurer le «bonheur de tous» et que dans son combat sur le contenu de la réforme à appliquer à la Corse, Buonarroti est de plain-pied dans la philosophie des Constituants: fondre l’esprit local et particulier dans un esprit national et public afin d’organiser une parfaite intégration dans la nation; aménager le territoire de manière à bâtir une organisation sociale idéale; promouvoir un mode de représentation égalitaire et rationnel pour favoriser la participation des citoyens à la vie politique23. Rien ne manque, pas même la référence à la contre-révolution mise en échec en cet été 1790 par l’arrivée de Pascal Paoli symbole de l’unité triomphante.

    23 Ivi.

  • 106

    3. Pascal Paoli: le «héros»

    Lorsque survient la Révolution Paoli est en exil en Angleterre depuis vingt ans. Le décret de l’Assemblé nationale du 30 novembre 1789 sti-pule que l’île est partie intégrante de la France et qu’elle sera régie par les mêmes lois. Autre disposition: elle permet le retour des fuorusciti et en tout premier lieu du vieil héros qui quitte Londres et arrive à Paris début avril. Dans le «Giornale» il est désormais au cœur de l’articulation entre le ni-veau régional et le niveau national, le lien direct, physique, qui unit dans un même mouvement la Corse et la France en révolution.

    Le numéro VI du journal relate dans le détail l’accueil que lui a réservé Paris le 3 avril. Objet «dell’universale venerazione», escorté par La Fayette, le duc de Biron24, «e dei più validi sostegni della liberta francese», il est reçu par le roi et surtout, le 22 avril, par l’Assemblé nationale, flanqué de Saliceti et Cesari-Rocca, les deux députés de ce qui fut le Tiers Etat, mais également des envoyés extraordinaires dépêchés par le Comité supérieur qui gouverne l’île en attendant la mise en place du département unique. Au centre de l’événement, le discours prononcé par le Général est publié in extenso: «Signori, questo è il giorno il più felice ed il più bello della mia vita; io l’ho passata nel recercare la libertà, e qui ne ravvivo il più nobile spettacolo. Ho lasciata la mia Patria ridotta in servitù, la ritrovo libera. Che mi resta più a desiderare...»25. Le numéro XII nous donne à nouveau à voir le spectacle de la réception dont l’homme a été l’objet le 2 juin à la veille de son départ pour la Corse. Elle a été grandiose, le banquet somptueux, les discours ne manquent pas de souligner «i savi principi da esso introdotti nell’antico governo di Corsica». Une nouvelle fois le roi lui fait l’honneur d’une audience le priant de faire régner la concorde «fra li antichi e nuovi francesi». Même la reine a tenu à distinguer «l’antico difensore dei diritti dei corsi».

    L’objectif poursuivi par Buonarroti est clair: bien montrer la profonde adhésion de Paoli à la Révolution, bien montrer que pour Paoli «la libertà della Patria non può reggersi che nella perfetta ed intera adesione ai De-creti dell’Assemblea». Cette lettre adressée à Limperani est publiée dans le «Giornale» comme celles à Tommaso Arrighi, au Père Leonardo Grimaldi, à J.J. Levie le maire d’Ajaccio, etc. La pratique est courante et s’apparente à la diffusion des Lettres à nos commettants périodiquement rédigées par les députés. Mais la démarche du rédacteur n’en prend que plus de relief:

    24 Le duc de Biron, ami de Paoli, avait été nommé par le roi commandant en chef des troupes régulieres dans l’île. Mais député à l’Assemblée il n’a jamais occupé ce poste par incompatibilité de fonction.

    25 «Giornale Patriottico», n° VI.

  • 107

    autant qu’eux, et même bien plus, Paoli est le rivet qui soude la Corse à la France et les fait avancer d’une même respiration.

    Raison supplémentaire, pour notre journaliste, de donner une large pu-blicité aux élections des délégations que villes et villages envoient au de-vant du Général afin de lui faire escorte triomphale sur le chemin du re-tour26. D’autant que ce périple au départ de Paris apparaît comme l’image inversée du pèlerinage accompli par les représentants de la Garde nationale se rendant à la fête de la Fédération27. Il dit le lien national: «Lione, Va-lenza, Tournon, Avignon, Aix, Marsiglia e Tolone hanno gareggiato nella magnificenza delle loro accoglienze»28. Il affirme l’homogénéisation d’un territoire «fait d’une seule et même étoffe»29 dans un voyage qui prend la forme d’une consécration effaçant, au bénéfice de la nation tout entière, «l’ingiusto proceder del ministero francese»30.

    Faut-il alors s’étonner des qualificatifs dithyrambiques qui viennent en abondance sous la plume de Buonarroti pour dire «nostro Eroe», «nostro ben amato Generale Paoli», «l’Eroe della Corsica», «Nostro Eroe, martire della libertà»... Et on pourrait multiplier les citations renvoyant aux di-verses composantes du mythe classique31 dont le rédacteur n’est certes pas le créateur mais dont il se fait l’actif propagandiste.

    Au cœur de cette mythologisation, Pascal Paoli père fondateur des prin-cipes de 1789. Dans le numéro VI du «Giornale» on peut lire: «Pasquale il defensore della libertà che ci aveva acquistata, il fondatore di un governo appoggiato a’ principi che formano le base della nostra nuova Costituzione, giunse a Parigi fino del di 3 Aprile». L’idée est reprise avec force lorsqu’est relatée la réception du 2 juin à l’Assemblée nationale: les fondements du gouvernement paolien «totalmente combinano con quelli ora adottati per basi della Costituzione francese»32. Ici rien de bien original cependant. Déjà, à l’automne 1789, Arena avait tracé les grandes lignes d’un argu-mentaire33 repris ensuite par Mirabeau lors de la célèbre séance du 30 no-vembre 178934, par Saliceti35 et même par Robespierre le 26 avril 1790 à la

    26 «Giornale Patriottico», n° X et n° XIV.27 Voir les analyses pénétrantes de M. Ozouf, La fête révolutionnaire, Paris, Gallimard, 1979.28 «Giornale Patriottico», n° XVI.29 M. ozouf, op. cit.30 «Giornale Patriottico», n° XVI.31 Pour une première approche, A. RoveRe, Pascal Paoli: de l’histoire aux mythes, in «Panoramique(s)»,

    53 (2001), pp. 88-98.32 «Giornale Patriottico», n° XII.33 Archives de l’abbé Franceschini de Muro.34 «Le Moniteur», séance du 30 novembre 1789.35 C. SAliceti, Réponse de M. Saliceti, député de Corse, aux libelles et délations de M. Buttafoco, Paris,

    Imprimerie Nationale, 1790.

  • 108

    Société des amis de la Constitution36.Remarquons pourtant que Filippo Buonarroti dépasse ce syncrétisme

    entre l’ancien et le nouveau. D’abord parce que l’idéalisation du passé sert d’argument pour renforcer l’idée d’une totale adhésion de la Corse à la Révolution. Le numéro V du «Giornale» développe une longue tirade à l’adresse de l’Assemblée nationale dans laquelle nous pouvons lire: «Augus-ti Rappresentanti del Popolo Francese, non era per noi fra’ possibili even-to più fortunato della vostra unione; noi adoriamo il popolo che spezza le nostre catene; cacciate del vostro aspetto i perfidi insidiatori che si studiano di farci comparire come selvaggi, vendicativi e nemici irreconciliabili del vostro nome. Prima di voi conobbemo ed amammo la libertà; prima di voi abbiamo gustato le attrattive delle virtù sociali; il nostro sangue e i nostri beni si spargeranno, se bisogna, per il sostegno della libertà Francese». En-suite parce que dans cette harangue le Toscan pose un vrai problème, très peu abordé par les historiens, celui des formes de politisation pouvant, pos-siblement, raccorder les années 1760 aux comportements de 1789. Ce que Paoli traduit à sa façon dans une lettre à Morelli datée du 1e mai 1790 et publiée dans le numéro VIII: «Il nostro paese è il meglio situato, ed il più portato per profitare dei benefizi della nuova Costituzione». En publiant ce courrier Buonarroti relie le présent au glorieux passé, se reconnaît d’autant plus dans les deux qu’avec le retour du vieil héros ils ne font plus qu’un.

    4. L’apothéose du Génie

    Le «Giornale Patriottico» est, à l’heure d’aujourd’hui, la seule source dont nous disposons sur les festivités entourant l’arrivée de Paoli en Corse, le 14 juillet 1790 à Macinaggio, trois jours plus tard à Bastia. Evoqué à la fin du numéro XV, le retour et les célébrations auxquelles il donne lieu occu-pent l’essentiel des livraisons XVI à XXI. C’est dire la place centrale tenue par le Général durant l’été. La chose est d’autant plus à souligner que Buo-narroti n’évoque pratiquement jamais les tensions régnant dans une cité en ébullition depuis mai 1789 et connaissant, périodiquement, de fortes pous-sées de fièvre37. Tout disparaît derrière «le Virtù del Generale» objet d’un véritable culte célébré des jours durant dans des formes et sur des modes qui nous font entrer dans l’univers de «la fête révolutionnaire» si bien ana-

    36 M. RobeSpieRRe, Oeuvres, tome VI, Paris, PUF, 1950, p. 333.37 A. RoveRe, Journées révolutionnaires en milieu urbain: l’exemple bastiais (1789-1791), in «Etudes

    Corses», 30-31 (1988), pp. 151-169.

  • 109

    lysée par Mona Ozouf38.Marquons d’abord la spontanéité qui veut dire l’unanimité d’un peuple

    autour de son grand homme. Inutile de multiplier les citations. Il suffit de se contenter de glaner quelques extraits parmi tant d’autres: «Appena sbar-cato in Capo Corso, accorsero sulla spiaggia tutti gli abitanti circonvicini»; vers Bastia «corrono in folla da ogni parte dell’isola per rivederlo e conso-larsi con le sue massime gli abitanti di ogni ceto», car «senza influenza del governo, senza verun superiore impulso il popolo si unisce e si abbandona alla più intensa allegria».

    Culte du souvenir certes, mais aussi culte d’une période idéalisée comme un âge d’or avec laquelle renoue la collectivité célébrante en ce dé-but d’une ère nouvelle. Le 13 août la fête est grandiose. La mairie comme le siège du Comité supérieur sont illuminés. Sur les murs de la première sont placées les armes de la Corse, de Paoli et du duc de Biron. Sous celles du Héros une inscription: «Fundamenta tibi debemus moenia nobis, Quod dux fundasti, perfice Civis opus». Sous la tête de maure, le bandeau sur le front, on signifie à «nostri antichi tiranni» que «Cum magis incubuit, su-blatam despota dixit, Fraeta cadunt Cirni viacula, et ipsa cadit». La devise, «in caratteri luminosi», «la Nation, la Loi, le Roi», surmonte les deux dis-tiques et les réunis dans un jeu de miroir dans lequel hier et aujourd’hui se sont fondus. La mise en scène est complétée par le monument érigé par la garde nationale. Couronné par le nom de Paoli, on peut lire à sa base «la Liberté, la France, la Corse». Toute la symbolique est présente pour dire l’harmonie39: les pilastres invitent à regarder vers le ciel; l’autel porte le patronyme vénéré; la joie des participants donne à la cérémonie un air de communion dans une utopie qui prend la dimension de l’éternité.

    Bien plus encore. A travers celui que l’Assemblée d’Orezza en sep-tembre intronisera comme «Père de la Patrie», président du département et commandant de la garde nationale, est affirmé le caractère universel des principes pour lesquels il s’est battu et qui triomphent enfin. C’est le sens qu’il faut donner à l’hommage apporté par la communauté toscane résidant à Bastia au «Martire della libertà»40, à l’exclusion des aristocrates de ces ré-jouissances qui consacrent l’écroulement de l’ancien monde, au défilé inces-sant de tous ceux qui viennent le visiter. C’est le Paoli Rédempteur: «Quel-li che non lo sono (Amici della Costituzione) lo divengano gradatamente all’udire i suoi rimproveri»41. Pacificateur aussi: à Corte, en l’église des Ob-

    38 M. ozouf, op. cit.39 Ivi. p. 150 et suivantes.40 «Giornale Patriottico», n° XVI.41 Ibid.

  • 110

    servants, le Te Deum «fu seguito da mille grida: viva la Pace, la Nazione, la Legge, il Re e Paoli»42. Nouveau Cincinatus, une fois installée l’administra-tion départementale, «ha egli prima ricusato ogni pecuniaria ricompensa, ed ora, ben che Presidente del Dipartimento, vive lontano dalle pubbliche cure nelle solitudini di Rostino»43.

    5. Vivere eguali? La fin du rêve

    «Vivere eguali»? J’emprunte ce titre au beau livre dans lequel Manuela Albertone fait dialoguer Alessandro Galante Garrone et Franco Venturi à propos de l’épisode corse dans la riche vie de Buonarroti44. Bien entendu il convient de replacer leurs écrits dans leur contexte: les deux historiens sont engagés dans la lutte contre le régime mussolinien. Sans nier l’influence de Rousseau, Garrone pensait que le choix fait par le futur compagnon de Ba-beuf de se rendre dans l’île s’explique d’abord et avant tout par la proximi-té de celle-ci avec la Toscane, proximité pouvant permettre une rapide pro-pagation de l’incendie révolutionnaire dans le Grand Duché. Pour Venturi, à l’inverse, notre Toscan pensait retrouver les idéaux de liberté et d’égalité que Pascal Paoli avait portés haut durant son Généralat et qui, avec la Ré-volution Française, allaient enfin pouvoir se réaliser. Effectivement tout ce qui vient d’être développé conforte cette thèse d’autant que les écrits que nous avons cités montrent une véritable identification de leur auteur aux populations insulaires et à leurs espoirs. Sauf que celui qui allait devenir un des plus important historiens de cette période45 partage alors cette vision mythique. Sans doute pour arracher Paoli à l’historiographie fasciste qui le campait en «Duce corso» exerçant dans un cadre autarcique «una discipli-nata dittatura» et dont la seule erreur avait été d’avoir instauré la démo-cratie46. Reste que, par delà le débat, toujours ouvert, sur la nature de l’ex-périence commencée en 1755 et se terminant en 1769, il y a un abîme entre le «Giornale» et la Conjuration de Corse de 179347. Comment Buonarroti est-il passé du Paoli «Héros» au Paoli «Traître» et «Dictateur» habillé de

    42 «Giornale Patriottico», n° XVIII.43 «Giornale Patriottico», n° XXIX.44 A. gARRone, f. ventuRi, Vivere eguali. Dialoghi inediti intorno a Filippo Buonarroti, a cura di M.

    Albertone, Reggio Emilia, Diabasis, 2009.45 F. ventuRi, Patria e Libertà: la rivoluzione di Corsica, in Settecento Riformatore, vol.V*, Torino, Ei-

    naudi, 1987, pp. 3-220.46 E. RotA, Pasquale Paoli, Torino, Unione Tipografico-Editrice Torinese, 1941.47 P. buonARRoti, La Conjuration de Corse, Edition établie et présentée par Jean Crozier, Bastia, Edi-

    tion Centofanti, 1997.

  • 111

    toutes les noirceurs? Dans la réponse il convient certainement de donner sa part à l’espérance déçue, au sentiment de s’être trompé, d’avoir été trompé: «l’illusion perdue» peut expliquer la violence de certains propos. L’essentiel cependant est à chercher dans le cours de la Révolution, de ses enjeux, qui déchirent le voile sur les réalités sociales insulaires mais aussi sur les in-dividus confrontés aux questions centrales posées par la radicalisation des événements.

    6. Dures réalités sociales

    «Qui, dove la superstizione italiana dovrebbe essere, per la sua vici-nanza all’imporio dell’ipocrisia, più forte che in qualunque altra parte di Francia, è gia, quasi totalmente dissipata l’impressione de’ maneggi degli aristocratici: fra circa 380 curati, e vicecurati più di 280 hanno già prestato il giuramento civico senza nessuna condizione, o aggiunta, e fra sette, o ot-to giorni si deve procedere in questa città all’elezione del nuovo vescovo». Cette lettre à son ami l’abbé Piombi datée du 27mars 179148 respire encore l’optimisme d’un homme qui semble vivre, alors qu’il est journaliste, en état d’apesanteur dans une ville traversée par une crise profonde et de multi-ples conflits49. Le réveil sera brutal. Les événements sont connus et nul be-soin de les détailler. L’élection de l’évêque constitutionnel donne lieu les trois premiers jours de juin, à l’occasion des fêtes des Rogations, à une série d’émeutes qui ont failli coûter la vie au «gazetiere» impie, finalement, grâce à l’intervention des frères Galeazzini, embarqué de force sur une felouque pour sa Toscane natale50.

    En Corse comme dans toute la France la question religieuse, avec la Constitution civile du clergé et le serment exigé des prêtres, constitue un point de renversement du cours de la Révolution car largement utilisée par une contre-révolution essayant d’investir le terrain du sacré pour une nou-velle offensive après son échec au printemps 179051. Car le Corse veut son curé, un curé qui lui assure la continuité de la religion de ses ancêtres avec ses rites traditionnels, un curé médiateur avec l’Au Delà. Or ils sont plus d’un millier, sans compter un nombre équivalent de moines répartis dans

    48 E. Michel, op. cit., p. 514.49 A. RoveRe, Journées révolutionnaires, cit.50 Ivi; un dossier complet M.A. cAgnAni, Documents sur les troubles de Bastia, in «Bulletin de la So-

    ciété des Sciences historique et naturelles de la Corse», 158 (1894).51 A. RoveRe, La contre-révolution en Corse (1789-1796), in l. cARtA, g. MuRgiA (a cura di), Francia e

    Italia negli anni della Rivoluzione, Roma-Bari, Laterza, 1995, pp. 97-127.

  • 112

    soixante six couvents, la plupart appartenant aux ordres mendiants, véné-rés par une population avec laquelle ils vivent en osmose. Ajoutons que ce clergé est ultramontain et plus que rétif au gallicanisme auquel on a vou-lu l’assujettir après la conquête française. Ajoutons aussi le rôle des ecclé-siastiques qui pour des raisons diverses se trouvent en Italie et qui inon-dent parents et amis de lettres appelant à la résistance. A titre d’exemple ce courrier du prêtre Antonio Maria Poggi à un membre de la famille Ba-ciocchi: «E voi così ciechi, così indolenti, così pronti a darvi in braccio al Diavolo? Come mai i Corsi son venuti tanti scelerati? Hanno combattu-to un tempo e sparso tanto sangue per la libertà e per li beni terreni, ed adesso sono divenuti insensibili per combattere a pro della religione nella quale sono nati?»52. Une recherche en cours donne des résultats bien loin de ceux généralement admis: pour la seule Haute Corse sur un peu plus de 500 cas comptabilisés le nombre des réfractaires est de 30% fin 1791! Sans compter les faux serments, et les rétractations qui deviennent semble-t-il massive l’année suivante53. D’autant que les populations sont en révolte. Quelques exemples: le 28 juin 1791 les paroissiens d’Albitreccia interdi-sent à leur curé jureur de célébrer la messe et il doit quitter le village54; en juillet 1792 des voies de fait sont commise contre l’abbé constitutionnel Luciani de Rogliano et en août «i di lui parocchiani continuano a moles-tarlo»55. Lorsque l’administration veut fermer le couvent de Vico les pay-sans prennent les armes et le curé Ferrandi, quelques mois plus tard reflète le sentiment général en écrivant: «Non puoi credere quanto mi opprime il cuore pensendo alla soppressione seguita costì di tutti li conventi. Non so come potrà finire questa graziosa istoria»56. Dans cette mobilisation les moines apparaissent comme des fers de lance: il est significatif de voir que les endroits les plus rétifs sont ceux où la densité des couvents est la plus forte, le Cap Corse, le vicolais et les villes. Buonarroti une fois retourné dans l’île a perçu le climat nouveau: «Oggi i fratti tutti erano in giro per la Città e facevano in ogni bottega una conventicola; se domani lasciano i conventi dirò che cercavano alloggio, se poi rimangono bisogna credere che tentino insurrezioni»57. C’est à Ajaccio que se produira, un an après Bastia, la plus forte secousse lors des festivités pascales en avril 1792, la volonté de fermeture de la maison des capucins servant d’étincelle à une angoisse

    52 ADS, 1L 92.53 La recherche en cours permet à ce stade de relativiser les conclusions de F-J. cAStA, Le clergé corse

    et le serment constitutionnel, in «Corse Historique», 33 (1969), qui donne 10 % de réfractaires.54 ADS, 1L 92.55 Bibliothèque municipale de Bastia, Ms 18.56 ADS, 1J 44.57 E. Michel, op. cit., p. 522.

  • 113

    des fidèles craignant de devoir se confesser «ai giurati che credeano sospesi o scomunicati»58. Notre ancien journaliste, mais toujours activiste, finit de prendre conscience d’une des fortes réalités de l’île, le poids des traditions religieuses qui structurent les comportements: «Mille moines mendiants et autant de prêtres dévastaient la Corse: ils en sont encore les fléaux. Il n’y a pas de département où cette race funeste ait autant trompé la nation par des serments faux, tronqués et défigurés par des restrictions mentales»59.

    Les événements d’Ajaccio sont d’autant plus significatifs qu’ils s’inscri-vent dans une problématique bien plus large que la question religieuse. Les luttes de pouvoir en sont une des composantes. Le jeune Napoléon Bona-parte en est un des protagonistes dans sa volonté de prendre le comman-dement de la garde nationale. Mais en toile de fond aussi et surtout la ques-tion agraire. Elle court comme un fil rouge depuis des décennies comme facteur structurant de l’histoire insulaire; la Révolution l’a faite rebondir avec un contenu nouveau par rapport aux périodes précédentes. Car dans l’île, comme dans toute la France, deux logiques vont dès lors s’affronter. Celle des notables ruraux, voire d’une bourgeoisie en grande partie urbaine pour qui la suppression de l’Ancien Régime devait ouvrir la voie à l’appro-priation des terres et à la constitution de grandes propriétés. Le rapport Barrère peut être considéré comme l’expression de ces aspirations60. En contre-point nous trouvons la petite paysannerie envisageant, au contraire, un renforcement des unités familiales par partage, selon des modes divers, des grands domaines concédés par la monarchie ou des biens du clergé. Ajoutons que cet affrontement va aussi avoir lieu, avec des formes multiples selon les régions et les types d’activité, à propos de la jouissance des biens communaux61. Bien entendu ces petits ruraux sont persuadés d’agir en conformité avec la volonté de l’Assemblée nationale, alors que, inversement, les notables dénoncent le fait que «i pastori vantano la libertà mal interpre-tata e pretendono che ogni bene sia comune»62. Lors des «Pâques sanglan-tes» d’Ajaccio les bergers de l’intérieur désireux de retrouver leurs pacages ont été des acteurs aussi importants que les femmes soutenant les moines ou Bonaparte ou ses ambitions. Ce qui a fait écrire à un notable de la ville,

    58 A. RoSSi, Osservazioni storiche sopra la Corsica, Livre XIV, in «Bulletin de la Société des Sciences historiques et naturelles de la Corse», 193-198 (1897); F. chAilley-poMpei, Les troubles de Pâques 1792, in Problèmes d’histoire de la Corse, cit.

    59 F. buonARRoti, Tableau du Département de Corse, in La Conjuration, cit., p. 93.60 M. bARRèRe, Rapport sur les domaines nationaux de l’isle de Corse fait au nom du comité des domai-

    nes, Ajaccio, Stamperia di à Muvra, 1938.61 A. cASAnovA, Identité Corse, outillage, cit.62 ADS, 1L 61.

  • 114

    au bas d’un rapport relatant les faits, «30 avril 1792, an 4 de l’anarchie»63. Au fil des mois cette année est devenue d’autant plus explosive qu’à tous les facteurs évoqués à gros traits s’ajoutent la volonté de l’administration dé-partementale de faire rentrer les impôts, y compris les arriérés64. Une fois encore Buonarroti met le doigt sur la question de fond, sa place dans la ges-tion de la vente des biens nationaux lui ayant sans doute permis de mesurer la distance entre la politique de la Constituante puis de la Législative et les aspirations des paysans: «Un grand nombre de communes, auxquelles des possessions immenses ont été ravies par le despotisme, pour favoriser ses satellites attendent avec impatience cette loi bienfaisante (la restitution des terres). Citoyens, croyez nous, cette loi en réunissant une infinité d’intérêts particuliers, fera définitivement la révolution des sans culottes de Corse, et détruira le pouvoir des chefs qui les dominent»65. L’homme, devenu jaco-bin, avait en point de mire son idole de jadis, Paoli, refusant le Mouvement et lui faisant obstacle.

    7. Que la tête de Paoli soit mise à prix

    Telle est la première demande formulée par Buonarroti dans sa Pétition présentée à la Convention nationale le 21 brumaire de l’an 2e de la République française66. Nous sommes le 11 novembre 1793, la rupture entre Corte et Pa-ris est largement consommée depuis le mois de mai. Au même moment sort des presses à Paris La Conjuration de Corse, réquisitoire d’une grande vio-lence contre Paoli, son mode de gouvernement aujourd’hui et jadis car «la liberté n’habita jamais la Corse» et «rentré en Corse par la crédulité de l’as-semblée constituante, par l’inexpérience de quelques jeunes patriotes et par l’aristocratie d’un député noble son ennemi personnel (ci devant comte But-tafoco), qui à force d’en dire du mal, fit croire qu’il fût véritablement l’ami de la liberté, il a suivi le même système de domination». De quand date la rupture entre les deux hommes? Manifestement notre accusateur public brouille les pistes. En notes du passage que je viens de citer il écrit: «je fus aussi trompé sur son compte; l’amitié des patriotes, la haine des ennemis du peuple, m’en firent faire quelquefois l’éloge: peu de temps après son retour en Corse, le masque tomba; Paoli parut en roi, et je le reconnus publique-

    63 F. chAilley-poMpei, Les troubles de Pâques 1792, cit.64 Archives Départementales de la Haute Corse, Série 2L Correspondance des districts.65 F. buonARRoti, Pétition présentée à la Convention nationale le 21 brumaire an II, in La Conjuration,

    cit. p. 118.66 Ivi, p. 117.

  • 115

    ment pour un ennemi de l’égalité, et du peuple»67. Difficile de croire à ce «peu de temps après»: le 15 mars 1791 il écrivait à l’abbé Piombi: «Paoli vive ritirato de’ pubblici affari, e mostra così di non volere che la libertà della Patria: co’ suoi consigli, e colla sua antica influenza ha resi, e rende gran servizi alla Corsica». Quelques jours plus tard au même correspondant il ré-pétait: «in somma tutto annunzia la rigenerazione del paese e il buon Gene-rale Paoli gode tranquillamente della gloria che si è con tanta ragione meri-tata»68. L’illusion est toujours présente, y compris sur Cincinatus...

    Il est sans doute inutile de chercher le moment précis où les destins ont divergé; essayons plutôt d’être attentifs aux processus en cours. Et d’abord au fait que Buonarroti, tout à sa passion, n’a pas été assez attentif au conte-nu des lettres qu’il publiait. Celle que l’on trouve dans le numéro V du «Giornale», datée de Paris le 10 avril et adressée à Tommaso Arrighi est ambiguë. Paoli décrit les honneurs dont il est entouré, prêche la concorde, mais pour souligner que «i buoni patriotti devono dare l’esempio della moderazione, ed io posso assicurarvi che non avranno da pentirsi, se vor-ranno uniformarsi al mio consiglio. L’Assemblea ed il Governo sono ben informati di ogni cosa, ma io vorrei che non vi fosse bisogno di qualche loro provvedimento per indurre l’unione». Est-ce trop forcer l’interpréta-tion que de dire que l’on voit se dessiner la stature de l’homme providentiel désirant mettre Paris hors d’un jeu qui ne doit être que corso-corse? La ré-ponse peut se trouver dans la longue missive destinée à Matteo Limperani, datée du 1e mai et publiée dans le numéro VII. Paoli prône l’adhésion aux décrets de l’Assemblée nationale car, ajoute-t-il, «ci sarà quindi aperta stra-da più larga ad altre più interessanti concessioni». La phrase fait écho à ce qu’il écrivait à son fidèle ami Andrei le 29 janvier alors qu’il était encore à Londres: «Siamo più sicuri della nostra libertà in connessione con tante altre provincie; ed il panno è più largo»69.

    L’ambiguité des formulations a de toute évidence échappé à Buonarroti. Elles disent que Paoli s’est trompé sur la nature de la constitution qui était en élaboration: il a cru que la décentralisation administrative allait donner aux départements le pouvoir de légiférer, d’organiser peut être aussi une forme de fédéralisme à l’américaine préconisé par tout un courant du répu-blicanisme nobiliaire70. Autre interprétation possible mais qui peut se croi-

    67 P. Buonarroti au Peuple Français sur la contre-révolution de l’île de Corse, in La Conjuration, cit., p. 53.68 E. Michel, op. cit., p. 512.69 N. toMMASeo, Lettere di Pasquale Paoli, in «Archivio Storico Italiano», I s., IX (1846), p. 325.70 Sur cette problématique renvoyant à tout un courant de la pensée aristocratique au XVIIIe siècle,

    voir R. bARny, L’éclatement révolutionnaire du Rousseauisme, Paris, Les Belles Lettres, 1988; J-J. tAtin-gouRieR, Le Contrat social en question, Lille, Presses Universitaires, 1989.

  • 116

    ser avec les précédentes, Paoli avait il en tête un forme de protectorat dans lequel «les lois générales du Royaume seront plus adaptées aux anciennes coutumes et aux anciennes formes d’administration du pays»71? L’hy-pothèse n’est pas à exclure lorsqu’on analyse ses arguments pour le dépar-tement unique: dans la Corse unifiée la question de «l’impiego» deviendra centrale, il sera abondant, soumis à l’élection et non plus à la discrétion des autorités militaires. Sa pratique du pouvoir atteste de ce souci constant de tout contrôler. Car Buonarroti se berce d’illusion lorsqu’il campe le Vieux chef dans son Rostino natal en statue du Commandeur veillant uniquement au respect des principes: rien ne doit échapper à ses volontés, toujours il raisonne en termes de «partito», de réseaux, de clientèle72. Et logiquement, celui qu’une certaine littérature célèbre comme l’inventeur de la démocratie pourfend le caractère secret des scrutins: «Li voti secreti sono il veleno dell’elezioni popolari. Il popolo quando dà pubblicamente il suo suffragio, non si scosta mai della pubblica opinione che è sempre la migliore; quando dà il suo voto secreto, e consulta la sua propria passione, serve l’amico, o chi più paga, col zelo di buon Patriotto»73. Ce qu’il regrette ici ce n’est pas tant que la confidentialité du vote permette au «spirito di partito» de se dé-ployer, mais, plus prosaïquement, qu’elle puisse faire obstacle à ses propres brigues et interventions. Et en toutes occasions il pèse de tout son poids. En septembre 1791, lors de la désignation des députés à la Législative, la bataille est rude pour tenter d’écarter Arena et imposer son neveu Leonet-ti car «non dispiacerà all’Assemblea d’avere per legislatore uno della mia famiglia»74. Certes, en septembre de l’année suivante, à l’occasion des élec-tions pour la Convention, son influence s’est amoindrie et il est en échec, mais en décembre il va imposer les siens à la tête de l’administration dépar-tementale, et en particulier Pozzo di Borgo. Lisons l’heureux élu: «Lors-qu’il m’annonça qu’il me destinait à la charge de procureur général, car les élections étaient dans sa main, je lui présentais qu’ayant constamment voté avec les modérés durant mes fonctions à l’Assemblée, et les jacobins étant devenus les tyrans de la France, ma nomination aurait rencontré leur désap-probation et provoqué ma ruine»75.

    71 Lettre de Paoli à Antoine Gentili, 22 décembre 1789, in «Bulletin de la Société des sciences histo-riques et naturelles de la Corse», 490-495 (1930). On peut aussi y lire «Si la France veut que la Corse soit apaisée, qu’elle remette en place le premier système».

    72 A. RoveRe, Paoli, la Corse et la Révolution Française, in Bicentenaire de la mort de Pascal Paoli, Con-seil Général de la Haute Corse, Imprimerie Sammarcelli, 2010, pp. 73-93.

    73 N. toMMASeo, op.cit., pp. 341-342 (lettre de Paoli à Andrei du 10 novembre 1791).74 A. RoSSi, Osservazioni storiche, cit. p. 242.75 Cité par D. cARRington, Les Pozzo di Borgo et les Bonaparte, in Problèmes d’histoire de la Corse, cit.,

    p. 125.

  • 117

    Ce long détour par les pratiques du pouvoir nous permet d’autant plus de revenir à Buonarroti que Pozzo di Borgo a mis le doigt sur l’essentiel: la fracture politique qui fin 1792 est définitivement consommée. Car Paoli est un homme du passé. S’il s’est retrouvé dans les principes de 1789 c’est aussi parce qu’il appartient au monde des élites issues du premier XVIIIe siècle, aspirant certes à des réformes, mais soucieuses de garantir leur hégémo-nie en opérant les changements «par le haut». Tout naturellement il va se trouver en opposition avec la génération montante voyant s’ouvrir les portes d’un avenir bloqué par la condescendance du vieux chef qui les traitait avec un mépris non dissimulé: «Il nostro patriottismo di sessanta cinque anni non è soggetto alla censura di schiavi emancipati da soli tre anni»76 écrit-il en avril 1793 à propos de ces «giovinetti...(che) hanno il potere di Solta-ni, e l’infallibilità del Papa. Vogliono aver l’onore di seminare la discordia ne’ distretti. Saliceti non è ancora ritornato, e questo è il diavolo»77. Il n’est pas seul dans la cohorte des «démons»: les frères Bonaparte, Galeazzini, les frères Arena et Buonarroti sont dans le sillage de celui qui vient d’être dé-noncé de manière explicite comme chef de file de ceux qui se reconnaissent dans le cours pris par la Révolution alors que «l’Assemblea Nazionale pare anche a me in delirio» fulmine le «Babbu» avant d’ajouter «il Club dei Gia-cobini sarà la rovina nostra»78.

    La rupture s’est dessinée en septembre 1791 au moment de l’élection des députés à la Législative lorsque, nous l’avons signalé, Paoli a tenté de faire échec à la candidature d’Arena. Depuis le fossé n’a cessé de se creu-ser nourri par toute une série de rapports fustigeant l’anarchie administra-tive, la gabegie financière dont le Général est rendu d’autant plus respon-sable qu’il met plus que de la tiédeur à épouser le mouvement79. Il n’y a pas lieu de faire ici l’historique des événements qui amèneront à la sécession80; contentons nous de pointer deux aspects. La politique religieuse d’abord. Paoli a adhéré à la Constitution civile du clergé mais a toujours préconisé la modération, le compromis dans son application à l’inverse du Procureur général syndic Arena. Les troubles contre-révolutionnaires de juin 1791 à Bastia lui font prendre ses distances avec une administration départemen-

    76 Lettre de Paoli ad Orazio Quenza le 2 avril 1793, in peRelli, Lettres de Pascal Paoli, in «Bulletin de la Société des Sciences historique et naturelles de la Corse», 165-166 (1894), p. 139.

    77 Ivi, p. 77, lettre de Paoli à Cesari le 9 mars 1792.78 Ivi, p. 92, lettre de Paoli à Cesari, le 27 mars 1792.79 Le rapport du commissaire Monestier sur l’état de l’administration départementale et connu en avril

    1792 est un véritable acte d’accusation, relayé par Arena député. La lecture du «Moniteur» montre qu’à partir de ce printemps un doute s’installe à Paris sur la conduite de Paoli.

    80 F. poMponi, Pascal Paoli ou l’image du traitre dans le discours jacobin (1790- 1793), in «Etudes Cor-ses», 67 (2008), pp. 32-71.

  • 118

    tale jugée trop brutale, d’où le barrage tenté en septembre contre celui qui est régulièrement qualifié «d’insolente». Le traumatisme provoqué par le serment et le rejet massif par les populations des prêtres jureurs s’est ar-ticulé avec les mécontentements sociaux de tous ordres que j’ai signalés et en particulier avec la question agraire: en juin 1791 le vieux chef s’est montré intransigeant à l’égard des «foules contre-révolutionnaires»81 bas-tiaises, profitant au passage de l’occasion pour châtier la ville haïe, mais aussi pour régler quelques comptes en suspend, contre les frères Galeazzini notamment. L’attitude est bien différente l’année suivante lors des «Pâques sanglantes» d’Ajaccio: l’irruption paysanne lui est insupportable et lui fait minorer la portée des événements: «li affari di Ajaccio sono accomoda-ti. Non si deve creder rea di ribellione tutta la città. Pochi anzi sono stati quelli che hanno mosso qualche parte del popolaccio»82. Derechef, contre les «paesani», il se plaçait du côté des «cittadini», fustigeant une fois de plus «le brighe degli occulti sediziosi»83.

    Qu’au printemps 1793 le Général ait capitalisé à son profit contre la Convention toutes les frustrations populaires tient à la charge symbolique dont il était investi et que les «Giovinetti» avaient contribué à porter haut. Sans même attendre la faillite de l’expédition de Sardaigne à laquelle Buo-narroti a participé tout messianisme déployé, les attaques ont commencé à fuser à Paris comme dans les clubs et les sociétés populaires du Midi, sans qu’il soit nécessaire d’y revenir mais qu’il convient de resituer dans un contexte global84. Soulignons cependant que notre Toscan revendique sa part dans la dénonciation de celui qu’il qualifie désormais de «Roi de Corse»: «J’ai lutté contre la tyrannie de Paoli et des administrateurs rebelles de Corse; je les ai dénoncés hautement aux sociétés de Toulon, de Marseille et aux jacobins de Paris; je les ai démasqués aux yeux des bons patriotes»85. Et en juin 1793 il communique au Comité de salut public Les grandes trahi-sons de Pascal Paoli dans lesquelles il énonce 40 raisons de le condamner et six autres supplémentaires lorsqu’il apprend la tenue de la consulte du 27 mai entérinant la sécession86.

    81 J’emprunte ici à A.M. Rao le titre du volume qu’elle a dirigé sur Folle controrivoluzionarie, Roma, Carocci, 1999.

    82 N. toMMASeo, op.cit., pp. 362-365 (lettre de Paoli à l’abbé Boerio le 21 avril 1792).83 Lettre de Paoli à Cesari le 9 avril 1792, in peRelli, op. cit., p. 109.84 F. poMponi, Pascal Paoli ou l’image, cit.85 F. buonARRoti, La Conjuration, cit., p. 65.86 Ivi, pp. 67-73.

  • 119

    8. Deux départements pour sauver la Révolution

    Il faut souligner arrivés à cette étape de la vie de Buonarroti qu’il est à Paris depuis quelques semaines pour défendre sa demande de naturali-sation. Le couple qu’il forme alors avec Barrère est fondamental. Lorsque le 1e juillet celui-ci fait voter par la Convention la partition de la Corse en deux départements, l’argumentation lui est fournie par celui-là dans une antithèse absolue par rapport à l’analyse développée en 179087.

    Les considérants mettent en avant le naturalisme jadis rejeté: la divi-sion s’impose parce que des «montagnes escarpées et souvent inaccessibles partagent la Corse en deux parties» et parce que «le centre de l’île où est actuellement établi le chef lieu du département est à une distance très in-commode de plusieurs points de la côte». Quel retournement par rapport à ce qu’il écrivait dans les colonnes du «Giornale» où la géographie était niée afin de privilégier la culture de «l’esprit public» opposé au localisme! D’au-tant que maintenant c’est précisément par la nécessaire prise en compte de «l’esprit local» que le jacobin entend justifier la réforme puisque «les ha-bitants de la partie méridionale ont, au commencement de la Révolution, demandé la division, et que dans les diverses assemblées électorales, ils se sont réservés le droit de la réclamer».

    Contradiction avec le «discours bleu» tel que théorisé par Barrère le 12 pluviôse an II faisant des particularismes l’ennemi absolu de l’égalité?88 Aucunement, car pour Buonarroti l’essentiel se situe à un tout autre niveau et est politique: «Ce projet a pour but 1) de détruire l’autorité monstrueuse de Paoli; 2) de hâter le progrès de l’esprit public dans l’île». Partager l’ad-ministration c’est en effet ôter au «despote» une grande partie de son pou-voir car il lui sera plus difficile de manoeuvrer deux assemblées électorales et, par ailleurs, «la division flattera les habitants de la partie méridionale» peu encline de ce fait, et par pesanteur historique, à marcher à l’unisson avec le Nord. Désunir donc pour triompher. Et l’homme érige la devise en principe, non seulement pour la Corse mais, en ces heures sombres, pour la France entière: «la faiblesse administrative de chaque partie de la Répu-blique est le garant de son unité: ainsi la division lui est toujours favorable».

    Comment alors «l’esprit public» peut-il trouver sa place dans cette ré-forme qui se nourrit d’une expérience de trois années dans une île où «le spirito di partito» lui sert maintenant de grille de lecture pour interpréter le déroulement des événements et d’argument pour sauver la Révolution?

    87 Ivi, pp. 97-104, Projet de division du département de Corse en deux départements.88 Archives Parlementaires, T. LXXXIII.

  • 120

    La réponse est donnée: de deux manières, imposées par l’éloignement de la Corse. Partout en France, là où des révoltes éclatent, on peut les mâter en y envoyant des forces levées dans les départements voisins; «en Corse ce moyen est nul et il convient de le créer en multipliant les corps ad-ministratifs». Le recours à la répression n’est cependant pas le seul ins-trument à envisager, la valeur de l’exemple n’est pas oubliée est c’est le deuxième volet: partout en France les injustices qui peuvent être com-mises sont susceptibles d’être «retenues» par la comparaison que les ci-toyens sont amenés à faire avec les autres départements; «cet avantage qui manque à la Corse, sera un bienfait jusqu’ici inconnu, que la division de deux départements lui procurera». Dans l’économie du texte pourtant cet argument apparaît largement secondaire par rapport à l’axe central: com-battre la contre-révolution dont Paoli est devenu le prophète. Secondaire aussi au regard d’un autre levier, l’emploi, «l’impiego», que nous avons déjà rencontré, que Paoli, avec le département unique, considérait comme un instrument de pouvoir, dont Buonarroti maintenant veut faire un ou-til au service de la Révolution quelque soit cette fois le prix à payer pour le budget de la Nation: «la division des établissements publics me paraît très propre à concilier les intérêts des divers endroits de l’île, et à faire un grand nombre de contents».

    «L’istruzione de’ contemporanei, e de’ posteri deve essere il solo oggetto di uno scrittore. Colui che si accinge a narrare le rivoluzioni morali o del genere umano o di una Nazione non può giustificare la sua intrapresa sen-za fare sentire a’ primi li errori in cui cadono, e trasmettere a’ secondi de’ funesti esempi per preservarli dal male, o la scuola della virtù per mostrare loro la strada della felicità». C’est par cette phrase que Buonarroti ouvre le Discorso preliminare au premier numéro du «Giornale Patriottico di Corsi-ca»89. Nous sommes en 1790, à un moment où l’optimisme révolutionnaire continue à prévaloir; le «Giornale» s’enracine dans cette mystique de l’at-tachement de l’individu à l’ordre institué grâce à la valeur de l’exemple à contenu pédagogique. A partir de 1792 une problématique nouvelle se fait jour pour aboutir au renversement de 1793: devant les périls, les révolution-naires découvrent la précarité du pacte social dont la refondation doit être prise en charge par les autorités. Et «l’esprit public» devient le produit d’un combat, non seulement parce que le gouvernement se doit de renforcer l’au-torité de la loi et de stipuler les devoirs de chacun, mais aussi d’exclure,

    89 A. SAittA, Il discorso preliminare al «Giornale patriottico di Corsica» di Filippo Buonarroti, in «Critica Storica», IV (1966), pp. 589-609.

  • 121

    voire de supprimer les «a-sociaux»90. Buonarroti est à la croisée de cette rupture aux multiples possibles: il n’est pas Volney qui dans son Précis sur l’état de la Corse est sans concessions certes, sans que pour autant ses dé-nonciations soient un appel à la guerre; il veut encore faire confiance «aux dispositions du peuple» et il met dans la bouche des insulaires ces propos: «La Corse est malheureuse parce qu’elle est faible; Français, servez-nous d’appui; instruisez-nous; car nous sentons que l’instruction nous manque et nous la désirons»91. Comme un Lanthenas92 l’Idéologue confère à l’instruc-tion «une puissance révolutionnaire» pour forger de «bons citoyens». Buo-narroti, avec d’autres, a fait un choix différent: donner à la Nation de «bons républicains» ce qui dans le contexte dramatique de «La Patrie en Danger» implique la mise à l’écart, voire l’élimination des ennemis: «Que la tête de Paoli tombe; que les prêtres et les moines récalcitrants aillent en Afrique; que les chefs s’humilient ou disparaissent; qu’on instruisent, et vivifient les sans-culottes».

    90 X. MARtin, Révolution Française et socialisation de l’individu, et E. guibeRt-SleDziewSki, De le vertu à l’ordre moral, in La Révolution Française et l’homme moderne, Paris, Editions Messidor, 1989

    91 Volney, Précis de l’état actuel de la Corse, in «Le Moniteur» du 20 mars 1793.92 M. DoRigny, F-X. Lanthenas et la formation du citoyen: les paradoxes du liberalisme girondin, in La

    Révolution Française et l’homme moderne, cit.

  • ABSTRACTS

    Daniele eDigati, The examination for admission to the practice of public prosecutor and lawyer in Florence under Peter Leopold (1777-1784)

    This article examines a specific phase of the admission procedure that was required to practice the legal profession in Tuscany under Peter Leo-pold, namely the written examination that aspiring public prosecutors and lawyers were obliged to sit starting in 1771. Firstly, the article retraces the Medicean laws that established what was required in order to practice as a public prosecutor or lawyer. Subsequently, focus is placed on the numerous characteristics and differences in regulation that continued to exist in the various cities of the «old» state. Lastly, the articles examines Peter Leo-pold’s reforms. Thanks to documents belonging to the then-newly created Conservatore delle leggi (Conservator of the laws), it is possible to identify an evolution in the written examination that undoubtedly sought to merge the roles of public prosecutor and lawyer, which in practice had already been the case for most of the courts in the Grand Duchy.

    Cinzia Rossi, The Pisan patrician Pio dal Borgo, his reflections on nobiliary law and his Memorie Istoriche of the Order of Saint Stephen

    Pio dal Borgo was a prominent figure in the cultural, political and ad-ministrative life of Tuscany in the eighteenth century. This article exam-ines his thoughts and stance on the Legge per regolamento della nobiltà e cittadinanza (Law on the regulation of nobility and citizenship), which was enacted on 31 July 1750 by the Grand Duke-Emperor Francis Stephen of Lorraine, as well as its connection to the statutes of the Order of Saint Ste-phen. In his unpublished manuscript entitled Memorie Istoriche, the au-thor mistakenly ignored the fact that the two systems – namely, that of the state and that of the Order of Saint Stephen – were mutually independent. Thus, he believed that the new rules on nobility – especially the distinction

  • 136

    between «patricianship» and mere «nobility» – had nullified the previous rules, which in the past had permitted individuals to become members of the Order of Saint Stephen even if they came from cities that were now rel-egated to a lower category.

    laRa MaRChi, The Order of Saint Stephen and mortmain legislation in Tuscany

    This article examines the relationship between the Order of Saint Ste-phen and the mortmain legislation enacted by Francis Stephen and subse-quently by Peter Leopold. The legislation of 1751 aimed to subject all legal entities to restrictions in order to prevent them from accumulating assets: any purchase was now only possible with the sovereign’s permission. In order to have greater freedom of control over ecclesiastical bodies (which were the Prince’s main target), no clear definition of mortmain was provid-ed, and thus the Order of Saint Stephen was also included in the legisla-tion. This article retraces the slow and semi-hidden process that sought to free the Order from this law – a process that was only officially sanctioned after Peter Leopold intervened.

    Cinzia Rossi, FilippoBuonarroti in the Order of Saint Stephen (1778-1799)

    This article examines the history of Philippe Buonarroti in the Order of Saint Stephen. He was made a Knight of Justice on 12 November 1778 and immediately afterwards entered the Carovana, which following Peter Leopold’s reform in 1775 became a sort of university-level school meant to train the high ranks of gran-ducal bureaucracy. Thanks to an analysis of the annual reports sent to the Grand Master by Angelo Fabroni, Director of the Carovana and Provveditore dello studio (head of the board of educa-tion), the young knight’s rebellious and nonconformist character emerges quite clearly. Indeed, his behavior would result in his suspension from the Order in 1799 – by that point, he had long been engaged in his revolution-ary political efforts.

    ange RoveRe, Philippe Buonarroti in Corsica: from myth to reality

    The main purpose of this study is to analyze the contents of the Gior-nale patriottico di Corsica as evidence of Buonarroti’s political fight

  • 137

    between 1790 and 1791, focusing on his push for a single Department as well as his defense of the Revolution through the “glorification” of Pasquale Paoli. Nonetheless, starting in 1792 Buonarroti’s opinion of the “martyr of freedom” became increasingly negative, ultimately condemn-ing Paoli in the Conjuration de Corse. Against the backdrop of the agricul-tural and religious crisis on the island at the time, this reversal illustrated Buonarroti’s adhesion to Jacobinism, which started with his experience in Corsica.

    luCa MiChelini, A science against democracy: economics. From Buonarroti to Marx

    This article proposes a new reading of Philippe Buonarroti’s La Conspir-ation pour l’égalité, a classic work of communist thought. What emerges is a communist egalitarianism that is much more problematic than what is usually highlighted in the literature, because while it was clearly dedicated to establishing a society founded on the common ownership of the means of production, it was also very careful to create a society that could fully valorize individual differences. Lastly, Buonarroti’s text made a strong case for the contrast between communism – seen as a political democracy that was, historically, able to overcome the separation between State and civil society – and economics, which, in its various forms (from laissez-faire to statist), was regarded as the ideology of a new oligarchy based on money and political power.

  • Edizioni ETSPiazza Carrara, 16-19, I-56126 Pisa

    [email protected] - www.edizioniets.comFinito di stampare nel mese di settembre 2016