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Italo Calvino L’oncle aquatique et autres récits cosmicomics

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« L’origine du monde et de la vie et les perspectives de leur fin possible sont des thèmes si importants que pour parvenir à y penser on doit faire semblant de plaisanter. » Dans L’oncle aquatique, il sera question du passage de la vie aquatique à la vie terrestre tout autant que des mystères de l’amour et de ses chausse-trapes ! Éternel sujet d’étonnement et de rêverie pour les créatures – poissons, dinosaures ou mammouths… – de ces récits cosmiques et comiques.

Une invitation à découvrir le gai savoir d’un immense auteur italien du xxe siècle.

Ces récits sont extraits de Cosmicomics. Récits anciens et nouveaux (Folio n° 5666).

Italo CalvinoL’oncle aquatiqueet autres récits cosmicomicsTraduction de l’italien par Jean Thibaudeau (revue par Marion Fusco) et Jean-Paul Manganaro

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C O L L E C T I O N F O L I O

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Italo Calvino

L’oncle aquatiqueet autres récits cosmicomics

Traduction de l’italienpar Jean Thibeaudeau

(revue par Mario Fusco)et Jean-Paul Manganaro

Gallimard

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Ces récits sont extraits de Cosmicomics.Récits anciens et nouveaux (Folio no 5666).

Copyright © 2002, The Estate of Italo Calvino.All rights reserved.

© Éditions Gallimard, 2013, 2015 pour la traduction françaiseet la révision, 2015 pour la présente édition.

Couverture : Photo © Thomas Kline / Design Pics / Getty Images.

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NOTE DE L ’AUTEUR 1

Les récits que contient ce volume n’ont pas dethème « historique », dans le sens du moins où cemot est utilisé habituellement, et on ne peut mêmepas dire qu’ils aient un décor « contemporain ».Mais ils sont, à la fois, tout ce que l’on peut imaginerde plus contemporain, et le résultat d’une perspec-tive « historique » conduite à ses conséquencesextrêmes.

Ce sont des récits nés de l’imagination libre d’unécrivain d’aujourd’hui, stimulée par des lecturesscientifiques, surtout d’astronomie. Nous ne savonspas si Italo Calvino a regardé dans un télescope pourobserver étoiles et planètes : ce qui le passionne, cesont surtout les hypothèses théoriques avancées par

1. Ce texte écrit de la main d’Italo Calvino à la troisièmepersonne a été publié comme postface à la deuxième éditionitalienne de La memoria del mondo e altre storie cosmicomiche,Turin, Einaudi, 1975, puis in Opere, vol. II, Milan, Mondadori,coll. « I Meridiani », 1992, p. 1304-1307. Il a été traduit par Jean-Paul Manganaro.

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la science contemporaine pour expliquer la forme etla structure des galaxies et de tout l’univers, les ori-gines et le devenir des systèmes stellaires, de l’espaceet du temps. Ces hypothèses ont derrière elles toutela physique théorique moderne, des calculs mathé-matiques sans fin, les explorations les plus avancéesdu ciel faites par les grands observatoires astrono-miques ; mais ce que notre écrivain capte est en géné-ral une idée suggestive, une image synthétique ; etc’est sur cela qu’il construit un récit.

Il n’est pas nécessaire de rappeler combien lesperspectives de la science et de la technologie – enparticulier de l’astronomie et de l’exploration del’espace – ont servi à alimenter la narration. Cequ’on appelle en italien la fantascienza (en anglais,science fiction : les auteurs les plus célèbres sontanglais et américains) est un genre à part, qui peutêtre considéré (avec le roman policier) comme laforme la plus typique de « littérature populaire » denotre siècle ; ses meilleurs produits dénotent uneintelligence stimulante dans ses inventions, dans latrouvaille qui nourrit le récit, mais en ce qui concernel’art de l’écriture elle se tient à un niveau de bonartisanat traditionnel. On ne peut pas définir lesrécits d’Italo Calvino comme des récits de science-fiction (même si dans certains cas on trouve des res-semblances), non seulement parce que la science-fiction est habituellement un « récit d’anticipation »,c’est‑à-dire qu’elle se déroule dans un avenir procheou lointain (alors que Calvino nous fait remonterà un passé pré-humain, et dans certains cas pré-

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terrestre), mais surtout parce que la forme littéraireet l’esprit qu’elle exprime sont différents.

«Cosmicomics » est le terme que l’auteur a forgépour définir ces récits. « En combinant en un seul motles deux adjectifs cosmique et comique, dit Calvino,j’ai essayé de rassembler différentes choses auxquellesje tiens. Dans l’élément cosmique, pour moi, il n’y apas tant le rappel de l’actualité “spatiale” que la tenta-tive de me remettre en rapport avec quelque chose debien plus ancien. Chez l’homme primitif et chez lesclassiques, le sens cosmique était l’attitude la plusnaturelle ; nous, au contraire, pour affronter les chosestrop grandes et sublimes nous avons besoin d’unécran, d’un filtre, et c’est là la fonction du comique. »L’origine du monde et de la vie et les perspectives deleur fin possible – c’est ce que semble vouloir direCalvino – sont des thèmes si importants que pour par-venir à y penser on doit faire semblant de plaisanter ;et même : atteindre une telle légèreté d’esprit que l’onréussisse à en plaisanter vraiment est l’unique façon dese rapprocher d’une pensée à échelle « cosmique ».

La cosmologie (l’étude de «modèles » possiblesd’univers) et la cosmogonie (cette branche de la cos-mologie qui étudie l’univers en devenir, son origine etson évolution, son histoire) sont des sciences tout à faitmodernes, qui ont fait leurs premiers pas dans notresiècle, surtout à partir d’Einstein. Avant eux, nous netrouvons que les mythologies primitives ou classiques,les grandes religions, les illuminations des mystiques etdes visionnaires épars dans toutes les époques et lescivilisations, qui ont proposé leurs cosmologies et

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leurs cosmogonies, leurs «modèles d’univers ». La cos-mologie moderne, si on la compare à l’imaginationdes Anciens, est beaucoup plus abstraite : des conceptstels que l’« espace quadri-dimensionnel », l’« espace-temps », la « courbure de l’espace » échappent à toutevisualisation, ne peuvent être conçus qu’à travers lecalcul mathématique et la théorie.

Le pari d’Italo Calvino a été de faire jaillir de cetunivers invisible et presque impensable des histoirescapables d’évoquer des impressions élémentairescomme les mythes cosmogoniques des peuples del’Antiquité. […] Les Anciens partaient des mythespour aborder et comprendre les phénomènes de laterre et du ciel ; l’écrivain contemporain part dela science actuelle pour retrouver le plaisir de raconter,et de penser en racontant.Chaque récit « cosmicomique » s’ouvre sur un pas-

sage tiré d’un ouvrage scientifique, comme s’il étaitprésenté par la voix off d’un savant conférencier.Mais, très vite, la conférence scientifique est inter-rompue par quelqu’un dans le public qui lance uneexclamation comme : «C’est vrai ! », « J’y étais ! »,« Je vous assure que ça s’est passé comme ça ! », etcommence à raconter. Cette voix appartient à unpersonnage qui répond au nom imprononçable deQfwfq (les noms des personnages des « cosmico-mics » sont tous, plus ou moins, imprononçables etressemblent davantage à des formules qu’à desnoms), un personnage qui s’exprime et se comportecomme chacun de nous, mais qu’il est difficile dedéfinir comme un être humain puisqu’« il était déjà

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là » quand le genre humain n’existait pas et mêmeavant qu’il y eût la terre et la vie sur la terre. Ilsemble de toute façon qu’il ait pris successivementdifférentes formes, animales (mollusque, ou dino-saure) et ensuite humaines, et fini par être aujour-d’hui un petit vieillard qui en a beaucoup vu, et qui aen plus l’habitude d’en raconter de belles. Les théo-ries sur l’origine de la Lune, par exemple, sont diffé-rentes et en contradiction entre elles ; Qfwfq donneraison à chacune d’entre elles et apporte son témoi-gnage en leur faveur, de même qu’il donne son opi-nion sur la formation de la terre, sur le destin duSoleil, sur l’évolution des espèces animales.

Ce livre contient des récits déjà rassemblés parItalo Calvino en deux volumes respectivement de1965 et de 1967 : Cosmicomics et Temps zéro (la for-mule par laquelle on désigne le commencement dutemps), et d’autres récits publiés dans des journauxet des revues. Le titre de l’un de ces derniers, « Lamémoire du monde », définit bien l’esprit de toute laproduction « cosmicomique » de Calvino […].

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La distance de la Lune

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Autrefois, selon sir George H. Darwin, la Luneétait très proche de la Terre. Ce sont les marées qui,peu à peu, l’en éloignèrent : les marées que la Luneprécisément détermine dans les eaux terrestres, et parlesquelles la Terre perd lentement son énergie.

Je le sais bien ! – s’exclama le vieux Qfwfq –, vousne pouvez pas vous le rappeler, vous autres, tandisque moi je peux. Nous l’avions toujours sur le dos, laLune, elle était énorme quand c’était la pleine Lune– des nuits claires comme le jour, mais avec unelumière de la couleur du beurre –, on aurait ditqu’elle allait s’écraser ; et quand c’était la nouvelleLune elle roulait à travers le ciel à la façon d’unparapluie noir emporté par le vent ; et durant sacroissance, elle avançait avec la corne tellementbasse que pour un peu elle avait l’air d’être sur lepoint d’embrocher la crête d’un promontoire, et d’ydemeurer ancrée. Mais pendant tout cela, le cycle de

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ses métamorphoses ne se faisait pas comme au jourd’aujourd’hui : parce que les distances du Soleilétaient bien différentes, et les orbites, de même quel’inclinaison de je ne sais plus quoi ; et donc deséclipses, avec la Terre et la Lune ainsi collées l’uneà l’autre, il y en avait à tout moment : allez doncessayer de comprendre comment ces deux monstresarrivaient à ne pas se porter continuellement etmutuellement ombrage.

L’orbite ? Elliptique, bien sûr, l’orbite était ellip-tique : elle s’aplatissait un peu sur nous, et puis elleprenait un peu de distance. Les marées, quand laLune était au plus bas, étaient tellement hautes qu’iln’y avait plus personne pour les retenir. Et il y avaitdes nuits de pleine Lune, celle-ci extrêmement basse,et de marée, celle-là extrêmement haute, au pointque si la Lune ne se baignait pas dans la mer, ils’en fallait d’un cheveu ; disons de quelques mètres.Est-ce que nous n’avons jamais essayé d’y mon-ter ? Et comment donc ! Il suffisait d’y aller, enbarque, jusque dessous, d’y appuyer une échelle etd’y monter.

L’endroit où la Lune passait au plus près se trou-vait au large des Écueils de Zinc. Nous y allionsdans ces petites barques avec des rames dont on seservait alors, rondes et plates, faites en liège. On ytenait à plusieurs : le capitaine Vhd Vhd, sa femme,mon cousin sourd, et moi-même, et aussi quelque-fois la petite Xlthlx qui devait avoir à l’époque envi-ron douze ans. Ces nuits-là, l’eau était parfaitementcalme, et argentée, on aurait dit du mercure, et

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dedans les poissons étaient violets, et, ne pouvantrésister à l’attraction de la Lune, ils venaient tous àla surface, ainsi que des poulpes et des méduses cou-leur safran. Il y avait toujours un nuage de menuesbestioles – des petits crabes, des calmars, et aussi desalgues légères et diaphanes et des petites branches decorail – qui se détachaient de la mer et finissaientdans la Lune, suspendues à ce plafond plâtreux, oubien qui restaient en l’air à mi-chemin, comme unessaim phosphorescent, et que nous écartions en agi-tant des feuilles de bananier.

Notre travail consistait en ceci : nous apportionssur les barques une échelle ; l’un la tenait, l’autre ymontait, tandis qu’un troisième, préposé aux rames,nous faisait avancer jusque sous la Lune. Il fallaitdonc qu’on soit un certain nombre (j’ai nomméseulement les principaux acteurs). Celui qui était enhaut de l’échelle, quand la barque approchait de laLune, criait épouvanté :

— Arrêtez ! Arrêtez ! Je vais me cogner la tête !C’était l’impression qu’on avait en la voyant sur

nous, tellement immense et tellement hérissée depiques coupantes et d’ourlets déchiquetés en dents descie. Maintenant peut-être c’est autre chose, mais àcette époque la Lune, ou pour mieux dire le fond, oule ventre de la Lune, en somme, la partie qui passaitle plus près de la Terre, au point de traîner dessus,était recouverte d’une croûte d’écailles pointues. Elleen était arrivée à ressembler au ventre d’un poisson,et même quant à l’odeur, pour autant que je m’en

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souvienne, qui était sinon tout à fait l’odeur du pois-son, celle, à peine moins forte, du saumon fumé.

En réalité, du haut de l’échelle on arrivait toutjuste à la toucher en tendant les bras, et en se tenantbien droit en équilibre sur le dernier barreau. Nousavions pris les mesures exactes (nous ne soupçon-nions pas encore qu’elle était en train de s’éloigner) ;l’unique chose à laquelle il fallait faire très attention,c’était où on mettait les mains. Je choisissais uneécaille qui paraissait solide (on devait tous monter, àtour de rôle, en équipes de cinq ou six, je m’agrippaispar une main, puis par l’autre, et immédiatement jesentais l’échelle et la barque qui se dérobaient en des-sous de moi, et je sentais que la Lune m’arrachait àl’attraction terrestre). Oui, la Lune avait une forcequi vous enlevait, on s’en apercevait bien au momentoù l’on passait de l’une à l’autre : il fallait faire trèsvite, en une espèce de cabriole, et bien se tenir à uneécaille, et lancer les deux jambes en l’air, pour seretrouver debout sur le sol lunaire. Vu de la Terre,tu avais l’air pendu la tête en bas, mais en fait tu teretrouvais dans ta position tout à fait habituelle, et laseule chose bizarre, c’était que, en levant les yeux, tuvoyais au-dessus de toi la chape étincelante de la mer,avec la barque et les camarades eux-mêmes la tête enbas, qui se balançaient comme une grappe de raisindans une vigne.

Celui qui déployait pour ce rétablissement untalent tout particulier, c’était mon cousin qui étaitsourd. Ses grosses mains, à peine touchaient-elles lasurface de la Lune (il était toujours le premier à sau-

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ter de l’échelle), devenaient instantanément soupleset très assurées. Elles trouvaient tout de suite labonne prise pour se hisser, et même on aurait dit quepar la seule pression de ses paumes il adhérait déjà àla croûte du satellite. Et une fois j’eus réellement lesentiment que la Lune, au moment où il étendait sesdeux mains, venait à sa rencontre.

Il était tout aussi habile pour redescendre surTerre, opération bien plus délicate encore. Pournous autres, cela consistait à bondir en l’air, le plusen l’air qu’on pouvait, les bras levés (cela, vu de laLune, parce que vu de la Terre, au contraire, c’étaitplutôt comme un plongeon, ou une baignade dansles profondeurs, les bras pendants), c’était en sommetout à fait la même chose, ou le même saut que nousavions fait de la Terre à la Lune, sauf que dans cesens l’échelle manquait, parce que sur la Lune il n’yavait rien où s’appuyer. Mais mon cousin, au lieu dese jeter bras levés en avant, se penchait sur la surfacelunaire la tête en bas comme pour une cabriole, et ilse mettait à sauter en prenant appui sur ses mains.Nous, de la barque, on le voyait tout droit en l’aircomme s’il soutenait l’énorme boule et la secouait entapant dessus avec ses paumes jusqu’à ce que sesjambes fussent à notre portée, et nous réussissions àle saisir par les chevilles et à le descendre à bord.

Maintenant vous allez me demander ce que diablenous allions faire sur la Lune, et je m’en vais vousl’expliquer. Nous allions ramasser le lait, avec unegrande cuiller et un baquet. Le lait lunaire était trèsépais, comme une espèce de fromage blanc. Il se

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formait dans les interstices des écailles par la fermen-tation de divers corps et substances d’origine ter-restre, qui s’étaient envolés des prairies, forêts etlagunes que le satellite survolait. Il était essentielle-ment composé de sucs végétaux, têtards de gre-nouille, bitume, lentilles, miel d’abeilles, cristauxd’amidon, œufs d’esturgeon, moisissures, pollens,gélatines, vers, résines, poivre, sels minéraux, déchetsde combustible. Il suffisait de plonger la cuiller sousles écailles qui couvraient le sol croûteux de la Luneet on la ramenait toute pleine de la précieuse bouillie.Pas à l’état pur, vous comprenez ; les scories ne man-quaient pas : dans la fermentation générale (la Lunetraversant des étendues d’air torride sur les déserts)tous les corps ne se fondaient pas dans l’ensemble ;certains y demeuraient plantés : ongles et cartilages,clous, hippocampes, noyaux et pédoncules, débris devaisselle, hameçons de pêcheurs, et même quelque-fois un peigne. Et donc, après avoir recueilli cettepurée, il fallait bien l’écrémer, en la faisant passerdans une passoire. Mais la difficulté n’était pas là :elle était de l’envoyer sur Terre. On faisait ainsi :chaque cuillerée, on l’envoyait en l’air, en manœu-vrant la cuiller comme une catapulte, des deuxmains. Le fromage blanc s’envolait et si le tir étaitassez puissant il allait s’écraser au plafond, c’est‑à-dire sur la surface de la mer. Une fois là, il flottait, etensuite il était facile de l’amener à soi, depuis labarque. Pour ces tirs, mon cousin qui était sourddéployait une fois de plus une ardeur toute particu-lière ; il avait le coup de poignet, et le coup d’œil ; en

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