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TROISIÈMECARNET

Maestro

Chère Silenzio,

T u te demandais dans le premier volet de ton aventure : « Et ces vingt-neuf avec

moi, là-bas, au palais ? ». Mais quel Bougre fais-tu ? Ne sais-tu pas compter ?

Où est donc passé ton « regard matheux » ! L’émotion sans doute… Certes, j’ai invité

« trente d’entre vous », comme je te l’écrivais. Mais tu n’as qu’à compter et tu verras : deux

intrus se sont joints à la fête. Et ces intrus nous en veulent, à toi, aux autres, et à moi-même.

L’un d’eux est le maître, il est très dangereux… L’autre est son disciple, plus vulnérable.

Si tu veux connaître la vérité sur cette affaire et sur votre histoire à la Mâme et à toi,

je t’en conjure, aide moi à les retrouver. Je ne puis malheureusement pas agir moi-

même pour l’instant, mais je pense pouvoir compter sur toi, plus que sur tout autre…

En gage de ma confiance, accepte cette machine antique de ma fabrication… Elle t’aidera

à arpenter Sénanq, à échapper à ton destructeur. Accepte aussi et surtout ce croquis

qui t’aidera à retrouver nos ennemis…

L’ OptimateMaestro

LES LETTRES DE SILENZIO

T e suis lâché dans cet espace, la cité, ensorcelé par ses lumières. Je suis réfugié à la pointe de mes souvenirs pour éperonner la réalité dans une foule sans visage.

J’ai le cœur désenvenimé de ses obsessions et je rue, je che-vauche ma bête comme une valkyrie menstruée.

Faut que tu comprennes, la Mâme. Sans toi, sans les arêtes de ton heaume à portée de pupille, je suis tempastaire sans orage, le taulier sans piaule. Mon cogito, c’est ton absence. Moi, c’est dans la terre que j’avais planté le ressort de ma vie. Sous le monde, j’étais un vertical bien planté dans ses chausses. J’aimais notre écluse et ses ombres, j’aimais me ba-digeonner des nappes d’obscurité qui fondent l’en-dessous.

J’ai vécu en te voyant et je te ne vois plus. Je suis un sans toi, maintenant. C’est mon Grenzübertritt,

mon passage de frontière. Je m’embrouille, je taquine l’absurde sans déceler la vérité.

Faut qu’on récapitule, la Mâme parce que j’ose pas te dire ce que je pense, j’ose pas te dire que le coup que j’ai reçu sur la tête a creusé son sillon dans ma mémoire et que je me sou-viens maintenant.

Mais avant, que je te dise : on nous a attaqué. Jwe ne suis pas un guerrier. Chez nous, je laissais causer ta présence et ça dissuadait les surineurs. Je t’ai toujours délégué ma violence sans croire que j’aurais besoin d’elle. Dans le monde du des-

sus, je suis un nouveau-né. J’ai rien pu faire. Sous ce maudit soleil, j’ai mâché ma faiblesse avec des yeux brûlés par la lu-mière. Faut que j’ouvre les yeux sur nous, faut que je pistonne mes paupières à l’assaut du réel.

L’Automaton, il m’a corrigé, voilà. J’ai esquivé les pointes mais pas son bras. Je me suis carapaté, le crâne en carillon, je t’ai abandonné. D’où il sortait, ce salaud ? Y’a pas de hasard, y’a que des rouages ivres et mal lunés qui tournent de plus en plus vite. Ca s’enclenche et ça s’accélère. L’Automaton, il nous attendait, il te voulait et il t’a eu. Mais je peux pas présumer du pire, je peux pas croire que tu n’existes plus.

On t’a remplacé, la Mâme.Là où je t’ai laissé, y’avait un sanglier. Vrai, la Mâme. Un

sanglier laissé par le Maestro mais un sanglier de la même trempe que toi : mercure, huile et magnétite. Dis-toi bien que j’ai pas fait l’impasse sur le mot : sanglier, du ruinard singu-laris : l’isolé, le singulier... Comme si ce monstre était de ma famille ou que je grimpais Narcisse.

Carcasse épuisée, tu traînais ta Mâme dans sa barge, quand surgit soudain d’une ruelle ce monstre métallique.

Il s’en fit de peu qu’il ne t’écrase.

Le Maestro m’embobine ? Est-ce qu’il pourrait être ton fantôme pour me protéger ? Ou peut-être bien que lui, c’est toi, qu’il est ta plume et que tu es son corps. Peut-être bien qu’en embrassant l’inertie là-dessous, en t’écroulant comme un chevalier mis à mort, t’as pris sa place pour me peindre avec les autres dans le Palais… Je te jure, j’ai le cerveau noué d’incertitudes à force de penser.

Mais y’a l’essentiel, la Mâme. Le mauvais coup reçu sur la tête, il a éventré le passé. Et ça s’est déversé dans ma caboche en vagues sensibles. J’ai tout vu, la Mâme. Tout.

T’as saigné mes parents et cette pensée, oh Mâme, ça me broie le ventre, ça se déploie comme une toile aux pigments acide, une vraie fresque peinte sur la voûte de mon crâne abîmé. Je te vois, t’es droite, bien droite au-dessus de leurs cadavres. Moi, je suis un enfant, à peine trois petites années coulées dans les veines, croché entre les bras de ma mère. Si, c’est elle, je le sens et c’est son sang qui poisse mes cheveux, c’est son odeur que la mort respecte encore qui asservit mon nez. Cette odeur, j’en tremble encore. Ca résonne de partout, ça me secoue les épaules comme la gigue d’une naissance. J’ai les os tellement froids, maintenant. À écouter sans juger dans le creux de notre écluse, à sucer les secrets de mes invités pour les soulager, je croyais que le dit était un baume mais tu vois, la Mâme, l’ignorance peut devenir une caresse en noyant les perspectives.

J’ai vu le décor, l’atelier aux poutres vieillies et aux carreaux vert baignés par les jours. J’ai pas oublié les instruments de musique, tous en devenir, en bois et en métal. Pendus, étagés, à travailler ou tout juste accordés. Des pièces fondues, bros-sées ou cabossée, des outils briqués, une forge encore tiède et dans un coin, sous une toile de jute azur, la caisse à fond plat d’un cistre converti en berceau. Sûr que mes darons, tout entier à leur putréfaction, avaient aimé ce repaire. Sûr, même que du temps où les cordes, les caisses et les embouts vieillis-saient sous leurs paumes, j’avais l’épiderme en résonance et la vibration en récompense.

J’aurais voulu que tu restes ma Mâme, j’aurais voulu que tu ne sois pas un monstre déréglé par le remord, une créature dévissée à l’émotion capable de consacrer sa vie à un enfant en croyant peut-être qu’il pourrait lui pardonner. Pas sûr que je puisse, la Mâme. Dis, tu étais achevée le jour où on t’a fa-briquée ? J’avais jamais voulu te penser comme une machine, un assemblage glacé et incapable de croître. La vie, ça évo-lue mais toi, t’es l’esclave de la seule pièce qui te résume, un vulgaire interrupteur qu’il suffirait d’actionner pour prendre la décision absolue de marche ou d’arrêt. Oui, j’ai le droit de rêver d’omnipotence, tu me dois bien ça. En revanche, je ne vais plus rêver de ton armure trouble et mal assemblée, je vais oublier qu’elle me donnait l’impression d’absorber jusque dans la masse les mille obscurités de notre écluse.

Ce sera mon premier combat : te retrouver pour t’oublier.

J’ai de la piste tiède grâce au Maestro. Il me dégueule ses mystères au compte-goutte et je dois, malgré moi, accepter ses aumônes d’ange-gardien.

Je m’attache, faut dire. Le Maestro a son tempo. Il évolue à deux ou trois soupirs d’avance. Peut-être que son fil de vie est plus long que les autres, qu’il court au-delà de la mort ou que Dame Fortune le tisse sans connaître la nature de son ou-vrage. Mais c’est sûr, la Mâme, lui, il a la salive d’une pythie. Tout ce qui m’arrive, c’est du vrai ? Le Maestro, il pourrait être metteur en scène de mes coulisses. Avec lui, le hasard est une muse au minois de Minotaure. Il me promène dans son labyrinthe et il semble toujours savoir où je vais.

Tu te souviens du premier dessin, la Mâme ? Le Maestro, il me prend de haut en voulant me faire croire que je ne sais pas compter et que l’adversaire serait caché dans parmi les anonymes. La farce ! J’ai beau me lustrer la rétine, je ne vois que trente silhouettes. Je dois avoir le cristallin fantasmé ou peut-être que je cale mes vérités à l’émotions ?

J’en viens à ma chevauchée sur le sanglier.

Tu n’eus d’autre choix que de fuir, abandonnant là ta mère-métal, précieuse mais inerte…

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J’ai pas lésiné sur la mélodie, j’ai enlacé le pas d’un endiablé et battu la mesure jusqu’à ce que le lupanar de l’Hydre de diamant cité par le Maestro inonde mon champ de vision. Avant, je t’aurais pas causé de ce que j’ai vu. Trop de nu, trop d’intime. Mais c’est bien fini, t’auras le droit à tout.

J’ai demandé poliment pour rentrer et comme ça ricanait avec des faciès de cul, j’ai lâché ma bête à l’entrée en guise de bélier. J’ai laissé couiner derrière moi et j’ai foncé sans retenue, dévastant des couloirs de chair dévoilée, cassant les hanches emboîtées et les langues enfouies. J’avais des pulsions de sta-teur : halte aux plaisirs ! Livrez-moi le bien-doté et ses filles de joie ! Je les veux tous, je les veux toutes ! T’aurais pas reconnu ton Silenzio, la Mâme. J’avais le cramoisi extatique, j’avais l’humeur d’une virgo intacta priapique, Je tapais, je cognais et je vociférais, le postillon généreux. Les clients et les putes, je les bousculais avec une rage si longtemps contenue qu’elle me brûlait des talons aux sourcils. Fallait que je me libère, la Mâme. Que le Silenzio devienne pour de bon le Kriegwalsen et qu’il emporte tout sur son passage. Pour me réchauffer les os et m’assurer que j’étais bien là, incarnés comme un dieu vengeur, calés dans les pistons d’une machine dévouée.

La Mâme, j’avoue : j’ai adoré. Semer le chaos, c’est une joie. J’ai bandé à m’entendre gueuler plus fort qu’une banshee à la

torture, foi de Majestès. J’ai soigné mon impuissance à te sauver en dénouant le plaisir des alcôves, en soufflant sur la pesanteur moite des alanguis. Quel pied, la Mâme ! J’ai sonné la charge contre les tentures et j’ai baptisé ma bête au velours, à la soie et au lin. Ca s’accrochait à ses vérins et ses écrous en écharpes folles, ça se mêlait aux vapeurs crachés par son museau cuivré. C’était la traîne d’une mariée hantée par les couleurs du cou-chant. Bien vrai, ça, j’épousais ma colère et j’offrais à la bête les ailes froissées d’un paon décoiffé à la saison blanche.

Et quoi ? Cette rage, ça m’inspirait pour pincer le disciple. J’étais là pour lui. Il était mon dernier lien, ma piste tiède vers ta présence. J’ai fourré la chance, faut admettre. Ou les sabots de ma bête ont piétiné la guigne et inspiré ma bonne fortune. Le Maestro, il avait soigné son ouvrage et j’ai recon-nu la gueule du disciple d’un coup. Tête de nœud au piston ramolli, le ricanement digne d’un troll castré. Il trottinait avec son croque-notes, le zitharien qui jouait une sarabande grasse et lancinante en sautillant au milieu des filles. Juré, la Mâme, il riait, ce salaud ! A pleines dents, encouragé par les gloussements complaisants des filles. Persuadé que j’étais une excentricité, un piment égaré de ses orgies.

Il a fallu que la corne gauche de la bête éventre le croque-notes pour que les rires s’éteignent. Avec son sang, je m’offrais

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Après avoir échappé au colosse,

tu retournas sur les lieux où tu

avais abandonné la Mâme, le palpitant

serré, persuadé qu’elle n’y serait

plus, qu’on l’aurait désossée. Elle

n’y était plus… Mais à sa place se trouvait une

machine antique… Sur son siège, une

lettre de l’Optimate Maestro, et un croquis pour le moins salace.

une libation digne du Trigoomorphe. Le disciple m’a reconnu et crois-moi, ses lèvres ont honoré la cire molle des chandelles entamées. Plus de sourire, juste un trait boursouflé et cousu de visu par la sidération. De quoi rompre la dévotion des huit filles pétrifiées dans son giron. Elles se sont repliées en bon ordre, soudées et l’air de dire qu’ensembles, elles valaient l’armée d’un empereur. J’ai pas insisté, j’ai pas le vice cloué à la mansarde. Le croque-notes gémissait dans un coin, les paluches cramponnées au bide. Il se vidait, livide. J’ai figé la bête devant le disciple. Je voulais que le bonhomme dégorge son arrogance devant les naseaux enfumés du sanglier et qu’il comprenne bien que j’étais venu pour lui.

⁃ Elle est où la Mâme ? j’ai dis d’une voix posée.Je crois bien que ses sourcils ont froncé. Et puis il a cillé au

son probable de la milice appelé en renfort. Ca faisait une ru-meur brouillonne et un peu métallique dans les entrailles du labyrinthe. On a entendu le croque-note larguer les amarres dans un cri soupiré.

⁃ Parle, j’ai insisté.Mon sanglier a posé la pointe d’une corne sur ses couilles

desséchées. Il s’est crispé avant de lâcher son petit rire de fausset. Là, j’ai tillé, la Mâme. J’ai tillé du temps compté, de la milice plus proche et du défi calé dans ses yeux. La corne a frappé encore et cinglé sa poitrine, rature sincère sur un corps insoumis. Il a trébuché en amont, la balafre si sérieuse que le sang lui faisait un drap rouge et laqué jusqu’aux hanches.

⁃ Tend l’oreille, Silenzio, il a grimacé. ⁃ Cause claire ! j’ai répliqué. L’éclat incertain des chandelles lui faisait une nudité de

rose séchée. ⁃ Elle voit tout, il a craché, la mine féroce. Tu seras comme

tous les autres. Avec un destin bien droit et bien tendu. ⁃ Du limpide, chienlit ! j’ai insisté d’une voix plissée par la

rage. La mine galeuse, les yeux du disciple m’ont giflé d’un mé-

pris sans égal. Et puis il s’est empalé sur la corne de la bête. Comme ça, la Mâme. D’un coup, sans hésitation, en se pi-quant au cœur.

J’ai fui à nouveau, j’ai abandonné le lupanar et maintenant, je suis calfeutré dans une auberge crasseuse, recroquevillé sur ma solitude. Un escargot bavant son mucus frelaté sur un passé révolu. La Mâme, t’es là malgré moi, en coquille fantôme. Ca pèse dur sur mon dos, ça me courbe vers le sol, ça m’incline avec une persévérance mélancolique et ça me fait une bosse si lourde à porter que je rêve de ramper, de m’aplatir et de lécher les échardes de ce plancher crasseux et presque noir pour que ma langue trop longtemps silencieuse devienne un silice à mes salives.

Je suis saoul, la Mâme. De l’alcool, de ta disparition, de ma violence et du désir confus d’effacer les derniers jours. Après le coup de sang dans le lupanar, j’ai des vertèbres d’hiver, les

bords de l’âme cousus aux frimas. J’ai le rêve terne, l’humeur râpeuse et le nez vautré dans une soupe si grumeleuse qu’elle me moulerait la mâchoire.

C’est la faute à ce bout de papier planté de travers sur un pilier de l’auberge juste en face de ma table. Une affiche déjà pisseuse des tabacs épicés qui saturent l’atmosphère. Le Maestro, on l’enterre. Merde, t’y crois la Mâme ? L’ange gardien est crevé. J’ai envie de déglutir de la nuit noire ou de ruminer de l’étoile morte, de paître la voie lactée pour étouffer d’oubli.

Cette nuit, je purge, je racle mon dépit à la gnôle et je m’offre à demain. Je veux cravacher à l’espoir et me radi-ner au cimetière. J’ai la confession en équilibre sur l’estomac. Faut que je raconte ce que j’ai vu dans l’atelier, ces bras et ces jambes d’automaton que mes parents transformaient en instrument de musique. Oui, la Mâme, je sais. T’as un ins-trument caché dans les entrelacs mal assortis de ton armure et moi, ton Kriegwalsen, faut que je sache pourquoi, que je décortique notre vie pour savoir qui de nous deux est le mu-sicien de l’autre.

Le disciple a ses habitudes au Lupanar labyrinthique de l’Hydre de Diamant. (inscription au dos de ce croquis trouvé avec la lettre de l’Optimate Maestro)

51 Le récit de Silenzio se poursuit p. 76