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Tous droits réservés © Nuit blanche, le magazine du livre, 2010 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 15 mars 2020 04:01 Nuit blanche, le magazine du livre Influence argentine sur la nouvelle québécoise Gilles Pellerin Sur et autour de Jorge Luis Borges Numéro 120, automne 2010 URI : https://id.erudit.org/iderudit/61130ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Nuit blanche, le magazine du livre ISSN 0823-2490 (imprimé) 1923-3191 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Pellerin, G. (2010). Influence argentine sur la nouvelle québécoise. Nuit blanche, le magazine du livre, (120), 67–73.

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Tous droits réservés © Nuit blanche, le magazine du livre, 2010 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

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Document généré le 15 mars 2020 04:01

Nuit blanche, le magazine du livre

Influence argentine sur la nouvelle québécoiseGilles Pellerin

Sur et autour de Jorge Luis BorgesNuméro 120, automne 2010

URI : https://id.erudit.org/iderudit/61130ac

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Éditeur(s)Nuit blanche, le magazine du livre

ISSN0823-2490 (imprimé)1923-3191 (numérique)

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Citer cet articlePellerin, G. (2010). Influence argentine sur la nouvelle québécoise. Nuitblanche, le magazine du livre, (120), 67–73.

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ais qu’en est-il de la litté-rature ? Comment classerla nôtre ? Comme excrois-sance nord-américaine de

ce qui a été et restera essentiellement dela littérature française ? Comme litté-rature américaine s’exprimant dans unelangue qui le cède par la démographieet l’importance actuelle à l’anglais et àl’espagnol ? Comme littérature toutsimplement autonome ? La mise enparallèle de nos lettres avec la littératureargentine est de nature à contribuer à laréflexion.

La réponse à ces questions a variéau fil du temps : pour les cégépiensd’aujourd’hui, il ne fait pas de douteque la littérature québécoise existe,ce qui n’était pas le cas chez ceux quiavaient fréquenté le cours classique etconsidéraient la littérature nationalecomme accidentelle ; dans nombre delibrairies, on consacre un rayonnageparticulier aux productions québé-coises, renvoyant la littérature française

au rang de littérature étrangère (dansd’autres, la distinction entre l’ici etl’ailleurs passe par la langue). Quel estle plus petit dénominateur québécois,de la langue ou du territoire, du françaisou de l’américanité ?

... le débat autour de la « littérature-monde » a montré combien la notionmême de francophonie peut resterétrangère à la France...

Il y a 150 ans, Octave Crémazie pré-tendait que nous aurions été mieuxconsidérés par la France si nous avionsécrit en langue indienne : nous aurionsprofité des bénéfices de l’originalité etde l’exotisme plutôt que d’assumer apriori la position de ceux-qui-parlent-forcément-mal. Faut-il seulement sesoucier d’être lus hors de son territoire ?s’est-on parfois demandé. Triompher enFrance, c’eût été s’assurer un lectoratplus vaste qu’ici. Pour paraphraserVillon, il n’était bonne œuvre que de

Influence argentinesur la nouvelle québécoise

ParGilles Pellerin

Appartenir à une littérature périphérique, expression que j’emprunte à l’écrivain et traducteur

Louis Jolicœur, ne va pas de soi : sans cesse éprouve-t-on le sentiment d’une lacune, fût-il inconscient.

L’inconfort d’écrire en français en Amérique du Nord est palpable dans la chanson actuelle,

comme en font foi la pléthore d’artistes lui ayant préféré l’anglais, tantôt pour des raisons de diffusion

(au nom de la logique de marché), tantôt pour des motifs esthétiques (l’anglais leur vient spontanément

en bouche quand ils ont une guitare au bout des doigts). Indeed guitar speaks English.

MEn2008, Gilles Pellerin a été invitéà parler de littérature à l’Institutdes langues vivantes de Buenos Aires.Il y a traité du rapprochement deslittératures argentine et québécoise,en particulier en ce qui concerne l’influencede celle-là sur la génération de nouvellistesapparue au Québec dans les années 1980,influence reconnue, sinon revendiquéepar ces jeunes écrivains d’alors. Il a aussiabordé la question de la traductionet de ce que la réflexion menée parles coalitions pour la diversité culturelley apportait. Il livre ici une versionremaniée des propos alors destinésau public argentin.

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Paris. Tout s’y décidait, tout s’y jouait, cequi à certains égards n’a pas vraimentchangé : le débat autour de la « litté-rature-monde » (Salon du livre de Paris,2007) a montré combien la notionmême de francophonie peut resterétrangère à la France, combien la languefrançaise définit sans cesse un centre quirésiste à ses marges. Or, des littératuresde la marge, il en est quelques-unesdans les Amériques.

Du río de la Plataau Saint-Laurent

Dans le monde de la littérature, les liensdes colonies d’autrefois avec la mèrepatrie sont imprégnés d’une fortecharge symbolique. Pour un écrivainquébécois, il reste non négligeable depublier à Paris ou d’être reconnu parl’intelligentsia parisienne, y compris

pour ce qui est de l’accueil qui lui seraalors fait ici même, comme si le labeldéfinitif de qualité ne pouvait émanerque de l’étranger – s’agissant de lamême langue, le mot est-il indiqué ?Chose certaine, un écrivain français nevient pas à Montréal comme nous allonsen France.

... qu’aurait été Jorge Luis Borgessans Roger Caillois ?

Dans ce contexte, la littérature ibéro-américaine ne pouvait faire autrementque de trouver au Québec un lectoratattentif, du moins au sein de lacommunauté intellectuelle, encore qu’ilfaille noter que l’accès de nous à elles’est fait en passant par… la France :c’est tout de même là qu’on traduisaiten français les écrivains du Nouveau

n nous dit en quatrième decouverture de l’anthologie Voixd’Argentine : « Zébrée de fleuves,

peuplée d’immigrants, entre mer etmontagnes et plaines, l’Argentine est

au sud du sud ce que le Québec est au nord du nord. BuenosAires est son Montréal. Les arts y foisonnent, mais c’est la poésiequi lui donne sa cohérence ». On parle, en notre époque, d’unemondialisation fondée sur des intérêts mercantiles dont lesenjeux manquent trop souvent de noblesse. La culture – l’actepoétique en ce qui concerne ce livre – serait-elle le véritablevecteur d’une mondialisation à visage humain ? Au-delà d’unidéalisme superficiel, cette anthologie nous le laisse croire... carnée d’une collaboration entre trois maisons d’édition issues dedifférents pays. La magie de l’art poétique, nonobstant lesépoques, prendra en ce cas la figure d’une universalité réelle,concrète parce que ancrée dans des sociétés, des cultures spécifi-ques. On sait que l’Argentine s’est construite à partir d’une forteimmigration espagnole, italienne, irlandaise et autres ; d’oùune beauté féconde qui y surgit et nous habitera sans doutelongtemps.

Les poèmes choisis par Claudia Schvartz et Gerardo Manfredinous laissent, une fois de plus, concevoir la richesse poétiquecomme fondement de l’identité d’un peuple, d’une cultureparticulière. Les « biens culturels » seront au même niveau –sinon plus pertinents – que l’unique trame économique. Mieuxencore, l’histoire va acquérir sens et cohérence par la poésie quipeut être en mesure d’évoquer tous les aspects de l’existence :c’est en cela que Fernand Dumont a pu parler d’une « culture-horizon » nous ancrant dans le monde.

Les poètes et poétesses retenus pour cette anthologie sont descréateurs dits de « province » décentrés de cette « douaneculturelle » que représenterait Buenos Aires : ils se situent ainsihors des officiels cénacles. Ils sont nés entre 1949 et 1969 ; onpeut donc parler, en ce sens, d’une « récente » génération d’artistesqui n’hésiteront pas à se référer à l’unique et incontournableJorge Luis Borges. Évidemment, ils possèdent leurs écritures pro-pres, dignes d’attention. « Personne ne trouve ce qu’il cherche, ondirait », écrit l’un des poètes... Cette « nouvelle poésie » argentinesemble avoir trouvé sa voie, ses voix, et cela, dans un monde où il« n’y a plus de lieux sûrs ». Sauf celui , sans doute, de l’art. NB

Gilles Côté

Basilisk (animal imaginaire)

O

Claudia Schvartz et Gerardo ManfrediVOIX D’ARGENTINE/VOCES ARGENTINAS

Trad. de l’espagnol par Nicole et Émile MartelÉcrits des Forges, Trois-Rivières/Leviatán, Buenos Aires/Le Temps des Cerises, Pantin, 2009, 153 p. ; 15 $

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Monde, là qu’on décernait les satisfecits(je pense ici au poids de l’opinion d’unYves Berger) et qu’on dressait les autelsdes nouveaux cultes : qu’aurait été JorgeLuis Borges sans Roger Caillois1 ? Envingt ans à peine, les écrivains hispano-américains2, au premier chef lesArgentins, ont fini par prendre une telleplace dans leur aire linguistique qu’onen a presque oublié l’existence d’unelittérature espagnole contemporaine !Après l’époque de la revendication jouale,de l’affirmation d’une caractéristiquelinguistique débordant en spécificitéesthétique, qu’il était réconfortant devoir des écrivains venus de la périphérieacquérir un statut prédominant enpratiquant une langue universaliste !Nul ne pouvait douter en effet que JorgeLuis Borges fût un écrivain aussi déter-minant pour le XXe siècle que les Kafka,Joyce, Proust et Beckett. Nous ignorionsqu’à ses débuts, il avait versé dansl’argentinisme, ce qu’il déplorerait plustard : nous ne nous préoccupions pas desa langue mais des questions métaphy-siques que posait son univers vertigi-neux. Je ne crois pas que les écrivainsétatsuniens, de Melville à Faulkner,aient suscité ici la même impression,à savoir que des écrivains anglo-américains puissent être prépondérantsdans leur langue.

La veine fantastique florissait...

Une enquête menée par Nuit blancheen 1986 (numéro 24) révélait que lesnouvellistes québécois avaient élu JulioCortázar et Borges comme figurestutélaires régnant sur la nouvelle, genrealors en plein essor chez nous, choixque confirmait un survol des épigra-phes des recueils de l’époque. La veinefantastique florissait, et l’on y percevaitnettement des traits du réalisme ma-gique et une certaine manière de poserla phrase (le glissement de point de vuedu je au tu au il/elle chez BertrandBergeron, par exemple). Il ne seraitvenu à l’idée de personne de chercherà ce propos quelque filiation que cesoit du côté de la littérature française.

La France de la nouvelle était morteavec Marcel Aymé et Paul Morand.Tout juste si l’on mentionnait DanielBoulanger. Annie Saumont, ce seraitpour plus tard.

Nous étions ailleurs : en Amérique !

Le réalisme magique,marque de modernité

J’aime bien considérer qu’au Québec onécrit une littérature américaine dansune langue européenne, ce que nouspartageons avec les anglophones, leshispanophones et les lusophones. Celapourrait expliquer, ai-je suggéré plustôt, un attrait pour ainsi dire politique(se réclamer d’une parenté avec deslittératures sœurs plutôt que de se définirtotalement par le lien de filiation avec lalittérature française), sinon psychana-lytique (la rupture avec la mère patrien’a pas eu lieu ici comme dans les paysqui ont vécu l’expérience du Boston TeaParty ou qui ont eu des libertadorescomme Bolívar ou San Martín, ce aulieu de quoi nous sommes passés d’unlien colonial à un autre : le champ intel-lectuel agirait ainsi en substitut à l’exer-cice d’autonomie politique auquel nousn’avons pas consenti).

Le réalisme magique apparaissait desurcroît comme un mouvement d’uneampleur comparable à ce qu’avaient étéle surréalisme et l’existentialisme, àsavoir une matrice capable de soutenirune revendication esthétique quidépasse l’aventure individuelle d’unécrivain3. Marcel Bélanger et FrançoisHébert (pilier de la revue Liberté)en avaient notamment identifié lepotentiel : ce qui était en cause, c’étaitune vision du monde, une fusion activeentre le rationalisme affiché de lacivilisation occidentale (ce à quoi lefrançais a contribué plus que touteautre langue, notamment au Siècledes lumières4) et la pensée sauvagedu Nouveau Monde. Il est significatifqu’un écrivain aussi universaliste queBorges, aussi explicitement redevableà ses prédécesseurs, ait jeté un indicechamanique dans la nouvelle « Lesruines circulaires » (dans Fictions),figure emblématique du solipsisme quianime son œuvre, principe qu’il a héritéde « l’évêque Berkeley », comme ill’appelle.

... quelque chose prenait formedans l’américanité...

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Borges et Bioy Casares

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Que s’était-il passé pour que lesécrivains hispano-américains occupentcette place dans l’esprit des écrivainsquébécois des années 1980 ? L’implan-tation de l’empirisme ancien de GeorgeBerkeley dans la touffeur méridionale,la rencontre enfin de l’Ancien et duNouveau Monde. La proposition étaitsacrément séduisante. Certes, le Québecétait très loin de reconnaître tout apportamérindien dans son émergence commenation distincte (déni assez significatif,considérant la présence de nombred’aïeux autochtones dans nombred’arbres généalogiques), mais quelquechose prenait forme dans l’américanitéqui n’était pas totalement de l’ordre del’acculturation étatsunienne.

L’Argentineen devant de scène

Et puis ils avaient, ils ont Borges, pasnous.

Un nom n’explique pas tout : il estpossible de déceler l’influence de Kafkadans nos lettres (sans quoi nous serionshors du monde moderne !), dans l’idéemême que certains de nos écrivains sefont de la littérature, mais cela ne s’estpas traduit par un engouement pour leslettres tchèques. Sans parler d’un raz-de-marée à propos de la littératureargentine5, il reste que l’influence deCortázar était revendiquée par quelquesnouvellistes des années 1980 – sanscompter que certains connaissaientAdolfo Bioy Casares, de même queSilvina Ocampo, Juan José Saer ouErnesto Sábato. Les Argentins, réputésles plus européens des peuples hispano-américains, étaient en quelque sorte lesportiers d’un monde qu’on découvraitensuite riche des García Márquez(devenu la figure de proue), Carpentier,Fuentes, Rulfo, Roa Bastos, Amado,Asturias, Vargas Llosa, Drummond deAndrade et autres Guimarães Rosa – iln’était surtout pas interdit d’allerpigrasser au Brésil. Les vannes étaientouvertes (et le sont restées un bonmoment : Allende, Sepúlveda), la finessede caractérisation y perdait parfois àcette association panaméricaine : il était

de bon ton de tout traiter sous l’angledu réalisme magique, étiquetteincommode, comme le sont toutes lesétiquettes.

Et puis, le miracle,le chaînon manquant...

Dieu merci, sur le plan du label onn’est pas allé plus loin que « le renouveaude la nouvelle » ou « l’école de L’instantmême » (que je conteste amicalement6)à propos des écrivains québécois qu’onpeut associer au phénomène ici décrit.Aussi m’est-il possible de ranger côte àcôte, dans cette micro-génération àlaquelle j’appartiens, les noms deBertrand Bergeron, Aude (du moinsquand elle écrivait sous le nom deClaudette Charbonneau-Tissot), Jean-Paul Beaumier, Gaëtan Brulotte, LouisJolicœur, Claude-Emmanuelle Yance,chacun à sa façon7. On aura comprisque je ne traite pas de l’ensemble dupanorama littéraire québécois, maisd’une de ses composantes. Un AndréBerthiaume les avait précédés dans cettevoie, qui ne s’éteint d’ailleurs pas aveceux puisque des marques borgésiennes,sinon des aveux, apparaissent dansl’œuvre plus récente de Nicolas Dickner(plus près de Borges que quiconque l’aprécédé), Patrick Tillard (il a même faitun pastiche du Maître dans Xanadou),David Dorais (l’esprit d’inventairecomme principe moteur) et PierreYergeau (dans sa réflexion sur le polar,notamment). Et puis, le miracle, lechaînon manquant, anachronismeenterré vivant par une critique8 alorsincapable de le comprendre, perdu aumilieu des géants des années 1960,Claude Mathieu, déjà décédé quandparaît la réédition de La mort exquise,ce sur quoi je reviendrai.

Acte de naissance

Une date qui pourrait servir d’acte denaissance : 1980. Liberté publie unnuméro sur Julio Cortázar. Hypothèse :les Argentins se livrent à une traverséedes apparences – une traversée commeon la conçoit en parlant de la mer,

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mais aussi des miroirs. Au moment oùnous prenions connaissance des lettresargentines, notre littérature narrativeétait agitée par des soubresauts grâceauxquels certains écrivains ont puéchapper à la mainmise du réalisme,voire à sa dictature. Le terrain n’atten-dait que d’être ensemencé. Placeau fantastique ! a-t-on envie de crierà rebours, notamment en lisant leslivraisons de Nuit blanche de cetteépoque. Une place ténue, certes, pourun fantastique qui correspond assez peuà ce que pratiquent les ténors actuels dugenre (je pense à un Patrick Senécal),réduit dans les dimensions (il nes’aventure pas hors de la nouvelle)autant que dans la ferveur lectrice,incapable de vraiment s’imposer auxyeux de la critique, peu à l’aise dès lorsqu’on s’éloigne de l’ordre, du régimeréaliste.

... faute de bénéficier de la souverainetépolitique, le Québec existerait d’abordpar sa littérature.

Marc Rochette a déjà avancé quefaute de bénéficier de la souverainetépolitique, le Québec existerait d’abordpar sa littérature. L’idée séduit : elle sup-pose que cette existence est paradoxale,incertaine, modulée sinon traversée parle fantasme. Mais elle pourrait aussiexpliquer pourquoi la fiction s’appuieautant sur la réalité de référence. Parl’œuvre d’imagination advient ainsi uneforme de réalité qui précisément faitdéfaut sur le plan politique, c’est-à-direau quotidien. À cet égard, la distorsionfantastique, menée de surcroît dansl’exiguïté dramatique de la nouvelle,offre peu de prise : peu de pages pourparler de peu de personnages, dansun univers identifiable par peu detraits, sinon qu’on est ici dans le dramehumain de la dépossession. Si la litté-rature réaliste offre un simulacre deréalité, avec des Florentine Lacasse plusvraies que nature, plus grandes dansleur petitesse, la nouvelle fantastique vasans doute trop loin dans l’exacerbationdu réel.

Une arête vive

S’il faut ramener le réalisme magique àla fusion entre raison européenne etpensée sauvage américaine, Borges joueun rôle secondaire. Nous sommes icidavantage dans l’ordre de pensée d’AlejoCarpentier, auteur du grandiose romanLe partage des eaux (le titre originel, Lospasos perdidos, contribue à situer autre-ment l’arête indécise sur laquelle reposele realismo maravilloso). Avant la lettre,la contribution de Horacio Quirogame semble fondamentale. Sa nouvelle« Les bateaux suicides » (dans Contesd’amour, de folie et de mort), variationsur le grand thème du vaisseau fantôme,se situe tout près de Maupassant par lastructure. Après avoir apporté sa pierreà la littérature européenne, l’écrivainuruguayen nous entraîne dans uneremontée du fleuve Paraná.

Je ne cacherai pas que la coexistencedes eaux lisses et de la touffeur de lajungle me semblait à l’époque réunir,dans la densité matérielle, les deuxéléments qui fondent l’équation que jeproposais plus tôt : écrire une littératureaméricaine dans une langue européenne.De même, la bibliothèque et le tigre, lejaguar, finissent par exister en super-position quand on traverse l’œuvre deBorges. Un peu comme chez Escher,l’oiseau est poisson et vice versa, l’escalierne mène nulle part sinon à la démul-tiplication, à la fragmentation et à larecomposition d’une entité supérieurequ’on appellera l’espace. La littératureest en même temps réelle et virtuelle,elle répond aux exigences géométriquesdes univers gigognes, la phrase empruntela figure du cercle sans perdre son iné-luctable linéarité. Ou bien elle change

de cap en cours de route, comme chezCortázar, trait syntaxique que je rappro-cherai de la modulation, en musique,et qui a trouvé écho dans la prosequébécoise des années 1980, comme jele signalais à propos de Bergeron.

Les écrivains sont aussi des lecteurs :traverser le río de la Plata ou se perdredans des îles improbables9 de la régionde Tigre, grâce au Héros des femmesd’Adolfo Bioy Casares, ajoutait autableau. Pour ma part, j’entrais dans unmonde de conjugaison et j’avais l’im-pression que cela éclairait l’énigme de lalittérature, du moins en ce qui touchel’idée imprécise, inachevée, presqueinfinie que je m’en fais. Je me retrouvaisau centre d’un procès qui cherche laclarté tout en la répudiant. À cet égard,je confesse n’avoir jamais lu Borges encherchant à cerner la logique au plusprès. Il me suffisait d’échapper auxreprésentations étriquées d’un certainréalisme. Devant l’inqualifiable érudi-tion du Maître, j’étais toutefois pris devertige. Me suffisent encore de simplesphrases10 comme : « Au cours du temps,j’ai été plusieurs personnes, mais cetourbillon ne fut qu’un long rêve » ; « Jesuis un homme lâche : je ne lui donnaipas mon adresse pour éviter l’angoissed’attendre des lettres » ; « Les années pas-sent, et j’ai si souvent raconté cette histoireque je ne sais plus très bien si c’est d’elleque je me souviens ou seulement desparoles avec lesquelles je la raconte ».

L’Argentine a permis à nombrede lecteurs de croire à la magiede la littérature.

Dans la nouvelle « Un voyage ou lemage immortel » (Adolfo Bioy Casares,Le héros des femmes), le narrateur lancequ’il croit à « la magie du monde ».La remise en question du réel mesemble s’être traduite dans la littératureargentine par une remise en question dela littérature même – ce qui trace unparcours borgésien en soi. L’Argentine apermis à nombre de lecteurs de croire àla magie de la littérature.

J’en étais – et pas seul.

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Un anachronisme

En fait, nous avions été précédés sur leterrain, et d’une vingtaine d’années, parClaude Mathieu. Or, personne d’entrenous n’avait lu Claude Mathieu nientendu parler de lui. La beauté de lachose, c’est que les nouvellistes québé-cois qui se reconnaissaient une parentéavec Borges ou Cortázar découvrentalors un prédécesseur dont toutedémarche herméneutique établirait sansdoute qu’ils en sont les descendants.Bref, nous nous trouvions devant unepierre de Rosette dont nous aurionsdéjà connu la traduction. Il étaitCervantès qui aurait écrit le Quichottede Pierre Ménard. Borges n’a-t-il pasécrit aussi qu’un écrivain crée ses prédé-cesseurs ? Nous avions tout le loisir dele faire en ce qui concerne l’auteur deLa mort exquise. Comme dans unenouvelle de Borges, le livre suscite à saparution des critiques froides, distantes,à vrai dire assez navrantes dans certainscas. Un jour, m’a rapporté un de sesproches, Mathieu se voit offrir son pro-pre livre, invendable, en guise de primeaprès avoir fait le plein. La dérision dela circonstance est de celles qui nour-rissent l’esprit des personnages duRapport de Brodie ou de L’aleph.

La proximité entre lui et Borges esttout sauf fortuite : une recherche dansson fonds personnel révèle l’existenced’une émission de radio qu’il lui avaitconsacrée il y a maintenant près de60 ans. Érudition, entrelacs d’œuvres,délire taxinomique, figure de la bi-bliothèque, personnage d’archiviste,structures politiques conjecturales, toutdans La mort exquise, mais alors toutest borgésien, comme le remarque lepréfacier Gilles Archambault, qui futson condisciple.

Une histoire lacunaire

De Borges à Dickner, j’espère avoirsuggéré des pistes utiles. Mais toutaussi important est, dans le parcoursparallèle des lettres d’Amérique d’enHaut et d’en Bas, ce que celles-cicontiennent qui nous fait défaut.Ainsi, la réflexion sur l’indigénisme,l’indianité et sur la dimension épique

que Leopoldo Lugones voyait dansle Martín Fierro de José Hernándezn’a pas d’équivalent ici. Là-bas, legaucho est peint dans la littératuregauchesca ; ici, le coureur des boisest plus nié que célébré – la littératurede terroir établit la suprématie dela campagne au détriment de la villeet de la forêt : François Paradismeurt, Joson aussi, Menaud et le

Progressive, la cécité de Borges se fait définitive en 1955. Cette même année, il est nommé directeur de

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Lucon sont domestiqués, Séraphinthésaurise, nous nous ancrons, lespieds dans les labours. Pour nous, laréflexion sur l’indianité est touterécente et elle gagnerait à adhérer àune étude comparatiste à l’échelle del’Amérique.

Nous touchons là à la frontière dunomadisme et de la sédentarité, à lafracture décisive dans l’histoire des

humains et de la littérature. Le détourpar Buenos Aires est peut-être unraccourci pour revenir en soi.L’exercice commande qu’on se déplace.La meilleure manière de le faireconsiste sans doute à entrer dans labibliothèque de Babel.

Sur le seuil, un vieil aveugle nousattend, tout sourire. Son nom est Borges,mais ce pourrait être Homère.NB

1. On a dit et répété que, grâce à lui, Borges était,à une époque, plus connu sur les bords de Seinequ’au pourtour du río de la Plata.

2. Je choisis d’oublier momentanément lesauteurs luso-américains.

3. L’ethos en jeu se situe à des années-lumière dece que propose aujourd’hui l’autofiction.

4. L’écrivain primordial sur cette question est leCubain Alejo Carpentier, né d’un père français etmort à Paris.

5. Le libraire que j’ai été peut cependant témoi-gner du profit commercial qu’il y avait à tenir unbon fonds latino-américain.

6. Gilles Pellerin est cofondateur et directeurlittéraire des éditions de L’instant même [NDLR].

7. J’ai exclu de mon propos des auteurs d’originelatino-américaine comme Sergio Kokis (d’originebrésilienne) et Daniel Castillo Durante (d’origineargentine), car il s’agirait alors d’une autre question.De même importe-t-il de mentionner l’initiative deMarie José Thériault, Rencontres/Encuentros (SansNom, 1989), qui réunissait nouvellistes argentins etquébécois. S’il faut associer Thériault à Borges, c’estdans leur commune attirance pour le conte arabe.L’écriture diffère cependant, et je ne dis rien de lasensualité de l’une, singulièrement absente chezl’autre.

8. Une magistrale exception : Maurice Émond,qui inclut deux nouvelles de Mathieu dans sonAnthologie de la nouvelle et du conte fantastiquesquébécois au XXe siècle (Fides, 1987).

9. Après avoir donné la conférence à l’origine dece texte, j’ai eu l’occasion de les voir. La descriptionsi exotique et fantasmatique de Bioy est en fait d’unetroublante exactitude : on dirait que ces îles herbuesflottent sur l’eau épaisse comme des concrétions dela pensée vagabonde.

10. Toutes tirées du Livre de sable.

la Bibliothèque nationale de la République d’Argentine, poste qu’il occupera jusqu’en 1973.

Hippogriff (animal imaginaire)