[1997] Cahiers

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CIORAN 1957-1972 GA LLIMARD - _jj

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Emil Cioran

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  • CIORAN

    1957-1972

    GA LLIMARD

    - _jj

  • CIORAN

    CAHIERS 1957-1972

    Avant-propos de Simone Bou

    GALLIMARD

  • AVANT-PROPOS

    Longtemps il y a eu sur la table de Cioran un cahier toujours ferm. A sa mort, en rassemblant ses manuscrits pour les confier la

    Bibliothque Doucet, j'ai trouv trente-quatre cahiers identiques. Seules diffraient leurs couvertures marques d'un numro et d'une date. Commencs le 26 juin 1957, ils s'arr~tent en 1972.

    Pendant quinze ans, Cioran a gard sur son bureau, porte de la main, un de ces cahiers qui semblait ~tre toujours le m~me et que je n'ai jamais ouvert. On y trouve des entres gnralement brves (/'ai le fragment dans le sang), le plus souvent non dates. Sont dats uni-quement les vnements considrs comme importants, c'est--dire les sorties la campagne et les nuits d'insomnie - ce qui donne : Dimanche J avril. March toute la journe dans les environs de Dour-dan ... 10 avril. Suivi le canal de l'Ourcq. 24 novembre. Nuit pouvantable. 4 ma~ Nuit atroce. Malgr leur caractre rptitif et monotone, j'ai gard tous ces passages car ces antiennes sont dates.

    Les cahiers de Cioran n'ont rien d'un journal o il consignerait dans les moindres dtails les vnements de la journe -genre qui ne pr-sentait pour lui aucun intr~t. On a plut6t l'impression de se trouver en prsence d'bauches, de brouillons. Plus d'une rflexion, plus d'un fragment, on les retrouve inchangs dans les livres. Certaines entres sont marques d'une croix rouge dans la marge ou encadres, comme tenues l en rserve.

    En juin 1971, il crit: /'ai ddd de rassembler les rflexions parses dans ces trente-deux cahiers. Ce n'est que dans deux ou trois mois que je verrai si elles peuvent constituer la substance d'un livre (dont le titre pourrait tre "Interjections" ou alors "L'erreur de natre").

    Cahiers de brouillon mais aussi cahiers d'exercices. La m~e rflexion est reprise jusqu' trois, quatre fois sous des formes diffrentes, travaille, pure, toujours avec le mme souci de brivet, de concision.

    En dcembre 1969, Cioran note: ((fe vais m'accrocher ces cahiers,

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  • car c'est l'unique contact que j'aie avec l' "criture". Cela fait des mois que je n'ai plus rien crit. >> Et il ajoute : Mais cet exercice quotidien a du bon, il me permet de me rapprocher des mots et d'y dverser mes obsessions, en mme temps que mes caprices. [ ... ] Car rien n'est plus desschant et plus futile que la poursuite de l' "ide".

    D'o anecdotes, rcits de rencontres, portraits ou plut6t esquisses plus ou moins froces d'amis ou d'ennemis dsigns par des initiales ou par la lettre X. Tel nom d'abord reproduit en toutes lettres a t entirement biff comme si, en leur gardant l'anonymat, Cioran avait voulu protger ceux qu'il attaque ou dont il se moque. A-t-il alors pens que ces pages pourraient un jour tre lues?

    Sur la couverture des cahiers I, II, N, VIII, X, on lit: dtruire. Sur le premier cahier, Cioran a ajout et soulign: Tous ces cahiers sont dtruire, de mme sur les cahiers VIII et X. Pourtant ces cahiers il les a gards et rangs avec soin ... Ils l'ont aid rgler ses comptes avec l'univers et surtout avec lui-mme. ]our 11prs jour, il grne checs, souffrances, angoisses, terreurs, rages, humiliations. S'efface derrire ce poignant rcit secret, le Cioran diurne, railleur et tonique, cocasse et changeant. Mais n'a-t-il pas affirm plusieurs reprises qu'il ne prenait la plume que lorsqu'il avait envie de se foutre une balle dans la peau ?

    Les vnements qu'il rapporte, les scnes qu'il dcrit (l'annonce de la mort de sa mre, par exemple), scnes auxquelles j'ai assist, j'en ai gard le souvenir - un souvenir qui diffre parfois sensiblement du tmoignage de Cioran. C'est qu'il les a vcus et sentis seul. C'est que partout et toujours il est SEUL.

    SEUL vivant et SEUL mort. l'heure o on met au pilori le jeune homme provocateur et fou qu'il fut dans un lointain pass, alors que paraissent des analyses de son uvre, des tudes prtendument objec-tives et que se dchane la meute des bien-pensants - la boucle est boucle. Seul vivant, doublement seul dans la mort.

    En juin 1995, Fernando Savater crivait dans El Pais un mouvant adieu qui finissait ainsi :

  • L'annotation a t tablie avec le concours d'Alain Paruit, Marc de Launay et Antoine Jaccottet.

  • 26 juin 1957 Lu un livre sur la chute de Constantinople. Je suis tomb avec la

    ville.

    Envie de pleurer au milieu des rues! J'ai le dmon des larmes.

    Mon scepticisme est insparable du vertige, je n'ai jamais com-pris qu'on pllt douter par mthode.

    Emily Dickinson : 1 felt a funeral in my brain ' ,., je pourrais ajouter comme Mlle de Lespinasse de tous les instants de ma vie.

    Funrailles perptuelles de l'espriL

    Comprendra-t-on jamais le drame d'un homme qui, aucun moment de sa vie, n'a pu oublier le paradis?

    J'ai un pied dans le paradis; comme d'autres en ont un dans la tombe.

    Aidez-moi, Seigneur, puiser l'excration et la piti de moi-mme, et n'en plus ressentir l'intarissable horreur!

    Tout tourne en moi la prire et au blasphme, tout y devient appel et refus.

    1. Je sentis des funmilles clans mon cerveau. Premier vers du ~e 280, des 1 775 qui ont ~t~ retrouv~ la mort d'Emily Dickinson.

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  • Mot d'un mendiant : Quand on prie ct d'une fleur, elle pousse plus vite.

    ~tre un tyran sans emploi.

    Perptuelle posie sans mots; silence qui gronde en dessous de moi-mme. Pourquoi n'ai-je pas le don du Verbe? ~tre strile avec tant de sensations !

    J'ai trop cultiv le sentir au dtriment de l'exprim; j'ai vcu par la parole; - ainsi ai-je sacrifi le dire-

    Tant d'annes, toute une vie- et aucun vers!

    Tous les pomes que j'aurais pu crire, que j'ai touffs en moi par manque de talent ou par amour de la prose, viennent soudain rklamer leur droit l'existence, me crient leur indignation et me submergent.

    Mon idal d'criture : faire taire tout jamais le pote qu'on recle en soi; liquider ses derniers vestiges de lyrisme; - aller contre-courant de ce qu'on est, trahir ses inspirations; piMiner ses lans et jusqu' ses grimaces.

    Tout relent de ~sie empoisonne la prose et la rend irrespirable.

    J'ai un courage ngatif, un courage dirig contre moi-mme. J'ai orient ma vie hors du sens qu'elle m'a prescrit. J'ai invalid mon avenir.

    J'ai une immense avance sur la mort.

    Je suis un philosophe-hurleur. Mes ides, si ides il y a, aboient; elles n'expliquent rien, elles clatent.

    Toute ma vie j'ai vou un culte aux grands tyrans emptrs dans le sang et le remords.

    Je me suis fourvoy dans les Lettres par impossibilit de tuer ou de me tuer. Cette incapacit, cette lchet seule a fait de moi un scribe.

    S.i Dieu pouvait imaginer quel poids reprsente pour moi le momdre acte, il succomberait la misricorde ou me cderait sa place. Car mes impossibilits ont quelque chose d'infiniment vil et

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  • de divin tout ensemble. On ne peut tre moins fait pour la terre que je ne suis. J'appartiens un autre monde, autant dire que je suis d'un sous-monde. Un crachat du diable, voil de quoi je suis ptri. Et pourtant, et pourtant!

    &artel entre la hargne et l'effroi.

    Mongolie du cur.

    C'tait un homme dprav par la souffrance.

    2 aot\t 1957 Suicide de E.: un gouffre immense s'ouvre dans mon pass. Mille souvenirs exquis et dchirants en sortenL

    Elle aimait tellement la dchance! Et pourtant elle s'est tue pour y chapper.

    J'aurais men bien un dixime de mes projets que je serais de loin l'auteur le plus fcond qui fut jamais. Pour mon malheur, ou pour mon bonheur, je me suis toujours beaucoup plus attach au possible qu' la ralit, et rien n'est plus tranger ma nature que l'accomplissemenL J'ai approfondi dans le moindre dtail tout ce que je n'aurai jamais faiL Je suis all jusqu'au bout du virtuel

    22 XII 1957 Vide surhumain, subit effondrement de toutes les certitudes

    acquises pniblement ces dernires annes ...

    Le 18 du mois, mort de mon pre. Je ne sais pas mais je sens que je le pleurerai une autre fois. Je suis si absent moi-mme que je n'ai mme pas la force d'un regret, et si bas, que je ne puis m'le-ver la hauteur d'un souvenir ni d'un remords.

    Percevoir la part d'irralit en toute chose, signe irrcusable qu'on avance vers la vrit ...

    Sentiment mystique de mon indignit et de ma dchance.

    Vu aujourd'hui, le mercredi 25 dcembre 1957, le visage de mon pre mort, dans son cercueil.

    J'ai cherch mon salut dans l'utopie et n'ai trouv quelque conso-lation que dans l'Apocalypse.

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  • Collge de France. Cours de Puech sur l'~vangile selon Matthieu (apocryphes d'~gypte). Sensation terrible: tous les gens de l'assis-tance m'apparurent, d'un coup, comme des morts.

    17 janvier 1958 Il y a quelques jours ... Je m'apprtais sortir, quand, pour arran-

    ger mon foulard, je me regarde dans la glace. Et soudain, un indi-cible effroi: qui est cet homme? Impossible de me reconnaitre. J'eus beau identifier mon pardessus, mon foulard, mon chapeau, je ne savais pourtant pas qui j'tais; car je n'tais pas moi. Cela dura trente secondes environ. Lorsque je russis me retrouver, la ter-reur ne cessa pas tout de suite, mais se dgrada insensiblement. Conserver la raison est un privilge qui peut nous W"e retir.

    Extrmits de l'aboulie! Pour y chapper, je lis de temps en temps quelque livre sur Napolon. Le courage des autres nous sert quelquefois de tonique.

    Je sais enfin ce que sont mes nuits : j'y remonte en pense tout l'intervalle qui me spare du Chaos.

    Je pense depuis longtemps que la capacit de renoncer est le cri-tre, l'unique, de nos progrs dans la vie spirituelle.

    Et pourtant! Lorsque je rexamine quelques-uns de mes actes de renoncement, je m'aperois que chacun fut accompagn d'une trs grande, bien que secrte, satisfaction d'orgueil, mouvement abso-lument oppos tout approfondissement intrieur.

    Et dire que j'ai failli friser la saintet! Mais ces annes sont loin-taines, et le souvenir m'en est douloureux.

    Du matin au soir, je ne fais que me venger. Contre qui? Contre quoi? Je l'ignore ou je l'oublie, puisque tout le monde y passe ... La rage dsespre, personne ne sait mieux que moi ce qu'elle est. Oh! les explosions de ma dchance !

    ((et les derniers seront les premiers. Cette promesse elle seule suffirait expliquer la fortune du

    christianisme. (Dans ma terrible dchance, entendre cette promesse ne va pas

    sans quelque bouleversement. C'est ce qui m'arriva le 30 janvier, au Collge de France, un cours de Puech sur l'~vangile (apocryphe) selon Thomas.)

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  • Quel sera l'avenir? La rvolte des peuples sans histoire. En Europe c'est net; seuls y triompheront les peuples qui n'ont

    pas vcu.

    Mon incapacit de vivre n'a d'gale que mon incapacit de gagner ma vie. L'argent n'adhre pas ma peau. Je suis parvenu quarante-sept ans, sans avoir jamais eu de revenu 1

    Je ne peux rien penser en termes d'argent.

    Pour gagner sa vie, il faut s'occuper des autres; or, je ne suis requis que par ... Dieu et par moi-mme, par le tout et par le rien.

    Je viens de mourir ...

    Atteindre la limite infrieure, l'extrmit de l'humiliation, s'y engouffrer, s'y laisser choir systmatiquement, par une sorte d'obs-tination inconsciente et morbide ! Devenir une chiffe, une roulure, sombrer dans la boue; et puis sous le poids et la terreur de la honte, clater et se ressaisir, en ramtUsant ses propres dlbris.

    Je ne peux pas descendre plus bas dans mon nant, je ne puis franchir les limites de ma dchance.

    La nuit circule dans mes veines.

    Qui me rveillera, qui me rveillera?

    force de trouver que rien n'avait d'importance, j'en suis main-tenant n'avoir aucun sujet, aucun prtexte sur quoi exercer mon esprit. Si je veux viter la catastrophe, il me faut tout prix, me rinventer une matire, me crer des objets nouveaux, quelque chose enfin qui ne soit pas moi, qui n'exige plus le je.

    ~crire une Apologie de la Prusse - ou cc Pour une rhabilita-tion de la Prusse.

    Depuis que la Prusse a t touffe, anantie, j'en ai perdu le sommeil. Je suis peut-tre, en dehors de l'Allemagne, le seul pleu-rer sur la ruine de la Prusse. C'tait la seule ralit solide en Europe; la Prusse dtruite, l'Occident doit tomber au pouvoir des Russes.

    Le Prussien est moins cruel que n'importe quel civilis. -Prjug ridicule contre la Prusse (responsabilit de la France dans cette affaire); prjug favorable aux Autrichiens, Rhnans, Bava-

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  • rois, infiniment plus cruels; le nazisme est un produit de l'Alle-magne du Sud. (C'est une vidence, mais personne n'en convient.)

    Le moment est enfin venu de dire la vrit.

    En poussant la destruction politique de la Prusse, les Russes savaient ce qu'ils faisaient; les Anglo-Saxons ne suivaient qu'un prjug qu'ils avaient hrit des Franais (lesquels ont des excuses) qui depuis la Rvolution font l'opinion dans le monde, c'est--dire les prjugs. [mot illisible] politique amricaine; d'un autre ct, l'Angleterre, pour la premin-e fois en mille ans, travaille contre ses propres intrts et renonce- vrai suicide- l'ide de l'quilibre europen.

    Exaltation sans nom, incandescence intolrable, comme si le soleil venait de se tapir dans mes veines 1

    Ne pouvoir vivre que dans le vide ou la plnitude, l'intrieur d'un excs.

    Je pourrais, la rigueur, entretenir des rapports vrais avec 1'2tre; avec les itres, jamais.

    Toutes les impossibilits n'en sont qu'une: celle d'aimer, celle de sortir de sa propre tristesse.

    Le dsespoir est un pch sans doute; mais un pch contre soi-mme. (Quelle intuition profonde dans le christianisme 1 Avoir rang le manque d'espoir parmi les pchs!)

    La maladie est venue donner de la saveur mon dnuement, rele-ver ma pauvret.

    Crier, vers qui? tel fut le seul et unique problme de toute ma vie.

    19 fvrier 1958 Bonheur intolrable ! Des milliers de plan~es se dilatent dans l'illimit de la conscience. Bonheur terrifiant.

    Sensations de pauvre type- et sensation d'un dieu- je n'en ai pas connu d'autres. Point et infini, mes dimensions, mes modes d'existence.

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  • Si la sensation de la vanit de tout pouvait elle seule confrer la saintet, quel saint ne ferais-je pas! J'occuperais la premire place dans la hirarchie des saints!

    Le fond du dsespoir est le doute sur soi.

    Je suis fini, je suis au bord de la prire.

    J'ai pens aujourd'hui, 20 fvrier 1958, l'tat de putrfaction o se trouvent mes amis morts et mon pre, et j'ai song ma propre putrfaction.

    Le travail seul pourrait me sauver, mais travailler, je ne puis. Ma volont fut atteinte ds ma naissance. Projets infinis, chimriques, hors de proportion avec mes capacits.

    Quelque chose en moi m'infirme, m'a infirm depuis tou-jours. Un mauvais principe consubstantiel mon sang et mon esprit.

    Il n'est pas un seul sujet qui mrite qu'on y voue son attention plus que quelques instants. C'est pour ragir contre cette certi-tude que j'ai essay de transformer toutes mes ides en manies; c'tait l'unique manire de les faire durer- aux yeux de mon ... esprit.

    Je rejoins le Chaos par le simple jeu de ma physiologie. Dchire-ments des entrailles! bauche d'une thologie toute spciale.

    Je ne suis pas d'id; condition d'exil en soi; je ne suis nulle part chez moi - inappartenance absolue quoi que ce soit.

    Le paradis perdu, - mon obsession de chaque instant.

    Que serais-je, que ferais-je sans les nuages? Je passe le plus clair de mon temps les regarder passer.

    24 fvrier 1958 Depuis quelques jours, je suis repris par l'ide de suicide. J'y

    pense, il est vrai, souvent ; mais y penser est une chose ; en subir la domination une autre. Accs terrible d'obsessions noires. Par mes seuls moyens, impossible de durer longtemps ainsi. J'ai puis ma capacit de me consoler.

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  • Corse, Andalousie, Provence, - cette plante n'aura donc pas t inutile.

    Son manque de talent frisait le gnie ...

    Concevoir plus de projets que n'en fonne un escroc ou un explo-rateur, et tre cependant frapp d'aboulie, atteint- sans mta-phore - la racine de la volont.

    Cerveau malade, estomac malade,- et tout l'avenanL- L'es-sentiel est compromis.

    Vision d'croulements. Voil en quoi je vis du matin au soir. J'ai toutes les infirmits d'un prophte, je n'en ai pas les dons.

    Et cependant je sais- d'un savoir imptueux, irrsistible- que je possde sinon des lumires, en tout cas des lueurs sur l'avenir. Et quel avenir, grands dieux!

    Je me sens contemporain de tous les effrois futurs.

    Ma grande prdilection pour les naufrages.

    J'ai tout d'un pileptique, sauf l'pilepsie.

    Accs de violence surhumains, inhumains! J'ai parfois l'impres-sion que toute ma chair, tout ce que je possde de matire se rsou-dra un jour soudain en un cri dont la signification chappera tous, sauf Dieu ...

    Faux prophte : mes dceptions mmes ont fait naufrage.

    La seule chose qui m'arrange, c'est la fin du monde ... Besoin de terreur ou infinie veulerie ?

    J'ai renonc, entre autres choses, la posie ...

    Quelles que soient mes rcriminations, mes violences, mes amer-tumes, elles proviennent toutes d'un mcontentement de moi-mme dont personne ici-bas ne pourra jamais prouver l'quiva-lent. Horreur de soi, horreur du monde.

    Ce qui ne peut pas se traduire en tennes de religion ne mrite pas d'tre vcu.

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  • L'ide m'est venue une fois que si l'on voulait anantir, cra-ser, chtier un homme d'une faon implacable pour que le pire bandit en tremblt de peur l'avance, il suffirait de donner sa besogne un caractre de parfaite absurdit, d'inutilit absolue. (Souvenirs de la maison des morts)

    Presque tout ce que je fais pour gagner ma vie porte cette marque d'inutilit, car tout ce qui ne m'intresse pas absolument m'appa-rait d'une gratuit qui confine au supplice.

    Parfois je sens au plus profond de moi des forces infinies. Hlas 1 je ne sais quoi les employer; je ne crois rien, et pour agir, il faut croire, croire, croire ... Je me perds tous les jours, puisque je laisse mourir le monde qui m'habite. Avec un orgueil de fou, sombrer pourtant dans l'indignit, dans une tristesse strile, dans l'impuis-sance et le mutisme.

    La Russie est une Mrion vaa~nte ,a dit Dostoevski. Elle l'a t, elle ne l'est plus, hlas!

    La tristesse selon Dieu produit un repentir salutaire qu'on ne regrette jamais, au lieu que la tristesse du monde produit la morL (Saint Paul)

    Qui la [la mort] cherchent plus ardemment qu'un trsor ... (Job)

    ll y a une certaine volupt rsister l'appel du suicide.

    La Russie! J'ai une attirance profonde pour ce pays qui a dtruit le mien.

    Misricorde,- rien que ce mot renferme des mondes. Que la reli-gion va loin! J'ai mconnu, reni volontairement le Christ, et telle est la perversion de ma nature, que je ne peux pas m'en repentir.

    Il faut, pour crire, un minimum d'intrt aux choses; il faut encore croire qu'elles puissent tre happes ou du moins effieures par les mots;- je n'ai plus ni cet intrt, ni cette croyance ...

    Son sourire rudimentaire.

    Ballott entre le cynisme et l'lgie.

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  • Si je pouvais crire tous les jours un psaume, combien mon sort en serait allg. Que dis-je crire! si du moins, je pouvais en lire un, et rien de plus! -Je suis en de de mon salut ou plutt :je conois les moyens de me sauver, mais ces moyens, je ne les ai pas, je ne puis les avoir ...

    Les deux plus grands sages de l'Antiquit finissante : ~pictte et Marc Aurle, un esclave et un empereur.

    4 juin 1958 Chacun croit que ce qu'il fait est important, sauf moi; aussi ne

    puis-je rien faire ...

    Lu quelques pomes d'Alexandre Blok. - Ah! ces Russes -qu'ils me sont donc proches!- Ma forme d'ennui est toute slave. Dieu sait de quelle steppe sont venus mes anctres! J'ai, en moi, comme un poison le souvenir hrditaire de l'illimit.

    De plus je suis comme les Sannates, un homme sur lequel on ne peut faire fond, un individu douteux, suspect et incertain d'une dupli-cit d'autant plus grave qu'elle est dsintresse. Des milliers d'esclaves dament en moi leurs opinions et leurs douleurs contradictoires.

    Aprs une nuit blanche, je suis sorti dans la rue. Tous les pas-sants ressemblaient des automates; aucun n'avait l'air vivant, cha-cun paraissait mil par un ressort secret; mouvements gom-triques; rien de spontan; sourires mcaniques; gesticulations de fantmes;- tout tait fig ...

    Ce n'est pas la premire fois que je recueille, aprs l'insomnie, cette impression de monde fig, dsert par la vie. - Ces veilles rsorbent mon sang, le dvorent mme; fantme moi-mme, com-ment verrais-je dans les autres les signes de la ralit?

    Plus prs de la tragdie grecque que de la Bible. J'ai toujours mieux compris et senti le Destin que Dieu.

    Rien de ce qui est russe ne m'est tranger.

    Mon ennui est explosif. C'est l'avantage que j'ai sur les grands ennuys, qui taient gnralement passifs et doux.

    ~ bruit - le chtiment, ou plutt la matrialisation du pch ongmel.

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  • 7 juin 1958 Trouv dans un coin un bout de fromage, jet l depuis long-

    temps. Une anne d'insectes noirs tout autour. Ces mmes insectes qu'on imagine consommer les derniers restes d'un cerveau. Penser son propre cadavre, aux mtamorphoses horribles auxquelles il sera soumis, a quelque chose d'apaisant: cela vous cuirasse contre les chagrins et les angoisses; une peur qui en dtruit mille autres.

    La persistance chez moi des visions macabres me rapproche jamais des Pres du dsert. Un ermite en plein Paris.

    Je ne crois pas que les vertus soient connexes, et qu'en possder une c'est les possder toutes. En ralit elles ne font que se neutra-liser les unes les autres; elles sont jalouses. De l vient notre mMio-crit et notre stagnation.

    Seigneur, pourquoi n'ai-je pas la vocation de la prire? Il n'est personne au monde plus prs de toi, ni plus loign. Un brin de certitude, un rien de consolation, c'est tout ce que je te demande. Mais tu ne peux pas rpondre, tu ne peux pas.

    8 juin 1958 Dimanche accablanL Je viens de soulever la paupire de Dieu.

    Ce mme dimanche. Depuis trente ans je sens dans mes jambes tous les jours un mil-

    liard de fourmis qui veillent sans arrt. Un milliard de piq6res quo-tidiennes, parfois peine perceptibles, parfois douloureuses. Mlange de malaise et de dsastre.

    Pour faire une uvre, il faut un minimum de foi - en soi-mme, ou en ce qu'on faiL Mais quand on doute de soi et de ses entreprises, au point que ce doute s'lve au rang d'une croyance 1 Foi ngative, et strile, qui ne mne rien, sinon des complica-tions sans fin, ou des cris trangls.

    Paris : des insectes comprims dans une botte. ~tre un insecte ct~bre. Toute gloire est risible; celui qui y aspire doit vraiment avoir le goQt de la dchance.

    9 juin 1958 L'univers explose dans mon cerveau. Fivre intolrable. Je suis

    un doigt du Chaos. Les lments se dchalnent. Je perds pied. Qui

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  • me rconciliera avec quoi que ce soit? Un point fixe, je cherche un point fixe, et ne trouve qu'incertitude et fange, et un incoercible dlire. L'tre est un texte biff, et je n'ai plus la force de le rcrire.

    Tout est apparence- mais apparence de quoi? Du Rien.

    J'ai en moi un fond de scepticisme sur lequel rien n'a de prise, et qui rsiste l'assaut de toutes mes croyances, de toutes mes vel-lits mtaphysiques.

    Cette fivre l'tat pur, strile, et ce cri gel!

    Avoir le sentiment obsdant de son nant, ce n'est pas tre humble, tant s'en faut. Un peu d'humilit, un peu d'humilit, j'en aurais besoin plus que personne. Mais la sensation de mon rien me gonfle d'orgueil.

    Sensation d'insecte fix une croix invisible, drame cosmique et infinitsimal, appesantissement sur moi d'une main froce et insai-sissable.

    Je dois me fabriquer un sourire, m'en armer, me mettre sous sa protection, avoir quoi interposer entre le monde et moi, camoufler mes blessures, faire enfin l'apprentissage du masque.

    Une vie de rat, de roulure, de tristesses inutiles et puisantes, de nostalgies sans objet et sans direction ; un rien qui se traine sur les chemins, et qui se vautre dans ses douleurs et ses ricanements ...

    Ah ! si je pouvais me convertir mon essence! mais si elle ~t corrompue? Dcidment, je m'infirme et tout m'infirme. D n'y a plus de trace de moi en moi-mme.

    Quand les autres ont cess d'exister pour nous, nous cessons d'exister notre tour pour nous-mme.

    Samedi 21 juin 1958 Mon pre est mort il y a exactement six mois.

    L'ennui me reprend, cet ennui que je connus dans mon enfance certains dimanches, et puis celui qui dvasta mon adolescence. Un vide qui vacue l'espace, et contre lequel l'alcool seul pourrait me dfendre. Mais l'alcool m'est dfendu, tous les remdes me sont dfendus. Et dire que je m'obstine encore! Mais en quoi je pers-vre? Sans doute point dans l'tre.

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  • Ma pusillanimit m'a empch d'tre moi-mme. Je n'aurai eu le courage ni de vivre ni de me dtruire. Toujours mi-chemin entre ma quasi-existence et mon nant.

    Un seul jour de solitude me fait goOter plus de plaisir que tous mes triomphes ne m'en ont donn. (Charles Quint)

    A vingt ans, j'avais un insatiable dsir de gloire;- je ne l'ai plus maintenant. Et sans lui comment agir? Il ne me reste plus que la consolation d'une pense intime et inefficace.

    Depuis des mois, je vis tous mes moments d'angoisse dans la compagnie d'Emily Dickinson.

    24juin Je sens que je vais me rconcilier avec la posie. ll n'en saurait

    tre autrement: je ne peux penser qu' moi-mme ...

    L'abdication de Charles Quint est le moment de l'histoire le plus cher mon cur. J'ai littralement vcu Yuste dans la compagnie de l'empereur goutteux.

    Renoncer la conversation des cratures , j'y aspire depuis long-temps, et n'y arrive cependant que rarement, par -coups, et regret 1

    Je me fortifie par le mpris que les hommes veulent bien me dis-penser, et ne demande qu'une grce : celle de n'tre rien leurs yeux.

    Le Livre selon mon me : une Imitation sans Jsus.

    Le succs n'appelle pas forcment le succs; mais l'chec appelle toujours l'chec. Destin est un mot qui n'a de sens que dans le mal-heur.

    Puissances du Ciel! que je languis aprs le temps o l'on pouvait vous invoquer, o l'on ne s'exclamait pas dans le vide, o le vide mme n'existait pas encore!

    25 juin 1958 Jeune, j'ai tant pens la mort, que, vieux, je n'ai plus rien en

    dire : un effroi rebattu. .

    25

  • 25 juin 1958. 16 heures Sensation d'un bonheur inou. D'o peut-elle bien provenir?

    Que tout cela est mystrieux et insens ! Il n'y a rien de plus nigmatique que la joie.

    27 juin 1958 La mlancolie est le regret d'un autre monde mais je n'ai jamais

    su quel tait ce monde.

    Dieu mme ne saurait mettre un terme mes contradictions.

    J'ai introduit le soupir dans l'conomie de l'intellect.

    Par souci de dcence j'ai mis une sourdine mes cris; sans quoi j'eusse t un sujet d'pouvante pour les autres, non moins que pour moi.

    J'entends en moi, pour peu que j'y descende, les appels et les dchirements du Chaos avant de se convertir ou de se dgrader en univers ...

    Attaquons le rel sa racine, changeons-en la composition et le sens.

    X est si faux et si intress qu'il est incapable du moindre mou-vement spontan. Tout en lui est prmditation et combine : on dirait qu'il respire par calcul.

    Qu'on tapote sur un piano dsaccord: des flots de mlancolie coulent en moi.

    Mon article sur l'Utopie, paru dans la livraison de juillet de la N.R.F., est si mauvais que j'ai d me coucher- de dsespoir.-Je ne peux pas crire sans excitants; et les excitants me sont inter-dits. Le caf est le secret de tout.

    Vertige immobile, paresse surnaturelle.

    Dire toutes choses un non fulgurant, contribuer de son mieux l'accroissement de la perplexit gnrale.

    26

  • Ma mre et mon pre, on n'imagine pas deux tres plus diver-gents. Je n'ai pas russi neutraliser en moi leurs caractres irr-ductibles; ainsi pse-t-il sur mon esprit une double et irrconci-liable hrdit.

    La haine sans objet, la haine pure, est une forme de dsespoir, la pire peut-tre. Mais comment expliquer cela?

    Mes insomnies, je leur dois le meilleur et le pire de moi-mme.

    Son sourire dmod.

    X : un crivain inanim.

    13 juillet Dimanche cruel, non sans me rappeler tous ceux o j'ai prouv

    l'inanit totale de touL

    Tant j'ai approfondi mon vide, l'ai creus et m'y suis appesanti, qu'il n'en reste, me semble-t-il plus rien :je l'ai puis, j'en ai tari la source.

    Le vide, plus j'y pense, plus je me rends compte que j'en ai fait un concept mystique, ou un substitut de l'infu, peut-tre de Dieu.

    Frtiller btement sur une plante rate.

    ... la paresse est comme une batitude de l'me, qui la console de toutes ses pertes, et qui lui tient lieu de tous les biens. (La Rochefoucauld)

    Le paradis est tout, et je connais quelquefois ce touL

    L'ennui: souffrance vide, tourment diffus. On ne s'ennuie pas en enfer; on ne s'ennuie qu'au paradis. (Dvelopper dans le com-mentaire au Songe d'un homme ridicule-)

    Ennui en Dieu. N'a jamais connu l'ennui celui qui ignore la volupt d'abandon-

    ner un projeL

    J'ai beau faire, je ne pourrais accepter cet univers sans me sentir coupable de fraude.

    27

  • Je suis merveilleusement apte imaginer le dsespoir d'une hyne.

    Dcrire ces moments o la vie se vide soudain de tout sens, o la satit vous submerge et met comme un terme l'effervescence de l'esprit.

    J'eusse aim vivre une cour corrompue, tre le sceptique d'un prince ...

    27 juillet Ahriman est mon principe et mon dieu. Il est dit qu'aprs

    12000 ans de combats avec Ormuzd, celui-ci l'emportera 1 En attendant. ..

    Je dois expier la libert dont je jouis. Je paie ce luxe d'exil par des malheurs rels ou imaginaires.

    8 aot\t J'accepte d'tre le dernier des hommes, si tre homme c'est res-

    sembler aux autres.

    J'ai suspendu au mur une vieille gravure reprsentant la pendai-son de partisans armagnacs, dont le regard participe du ricanement et de l'hilarit. C'est un spectacle dont je n'arrive pas me rassasier.

    D'aussi loin qu'il me souvienne, je n'ai jamais cru qu'aux vertus de la fivre.

    22 aot1t Je ne me dissimule pas qu'il y a un mlange de journalisme et de

    mtaphysique dans tout ce que je fais.

    Vivre c'est composer. Tout homme qui ne meurt pas de faim est suspect.

    14 septembre Retour de l'Ile de R. Une semaine absolue. Sensation de paradis

    terrestre. Revenir Paris, quelle dchance! Je parcours les rues

    . 1. Ahriman est l'esprit du Mal dans la religion mazdenne dont Ormuzd est le d1eu suprme.

    28

  • comme un hallucin. Qu'y chercher? Je m'y sens spar de tous. Aucun point de contact avec personne. Ah! cette volupt du non-vouloir sur une plage! On s'y soustrait la vie>> (je rougis rien que d'employer un tel mot).

    Dcidment, je n'tais pas fait pour me dmener parmi les hommes. Souffrance de chaque instant. Quels progrs n'aurai-je pas faits dans la carrire des lannes !

    ll y a en moi un fond de venin que rien ne pourra entamer ou neutraliser.

    29 octobre 1958 ~tre pareil cette Unit primordiale, hors de laquelle il n'y a rien,

    dont le dixime hymne du Rigveda dit qu'elle ((respirait d'elle-mme sans souffle.

    n passait maitre dans l'art d'exterminer par l'loge. Remettre les clefs de ma volont (pour employer la mtaphore

    de Thrse d'Avila) notre Seigneur.

    Relu quelques pages de mes pauvres Syllogismes; ce sont des bribes de sonnets, des ides potiques ananties par la drision.

    Je dvore livre aprs livre, seule fin d'luder les problmes, de n'y plus songer. Au milieu du dsarroi, la certitude absolue de ma solitude.

    n est des moments de faiblesse et de doute o la vrit et l'ide mme de vrit nous semblent si inaccessibles et si inconcevables, que la moindre vraisemblance nous apparait comme une perspec-tive inespre.

    J'ai vaincu l'apptit non l'ide du suicide. Assagi force de dfaites.

    J'incline souvent penser, avec les stociens, que toute sensation est une altration, et toute affection une maladie de l'me.

    Un philosophe est un homme qui fonce; mais moi, entrav par mille doutes, quoi affirmer, vers quoi me prcipiter? Le scepticisme tarit la vigueur de l'esprit; ou plutt: un esprit tari verse dans le scepticisme, et s'y voue par scheresse, par vide.

    29

  • Au plus fort de mes doutes il me faut un soupon d'absolu, un rien de dieu.

    Si je devais raconter en dtailla conduite de Notre Seigneur mon gard ... -ainsi parle sainte Thrse;- que j'envie ces mes,. qui pensent que Dieu ou Jsus veille sur elles, et s'y int-resse!

    De prs, tout ce qui vit, le moindre insecte, parait charg de mys-tre; de loin, nullit sans bornes.

    Il y a une distance qui supprime la mtaphysique; philosopher, c'est tre encore complice du monde.

    L'autobiographie de Thrse d'Avila- combien de fois l'ai-je lue? Si je n'ai pas attrap la foi aprs tant de lectures, c'est qu'il tait crit que je ne l'aurai jamais.

    La chair, si je l'ai en horreur! Une somme infinie de chutes, le mode selon lequel s'accomplit notre dchance quotidienne. S'il y avait un dieu, il nous aurait dispenss de la corve d'emmagasiner de la pourriture, de trainer un corps.

    Si jamais je me jette aux pieds de Dieu, ce sera par fureur, ou par un suprme curement de moi-mme.

    Jamais ennui n'a ressembl autant que le mien au vitriol. Tout ce sur quoi je porte mes regards se dfigure pour toujours. Mon strabisme se communique aux choses.

    Un trait de mdecine de l'poque d'Hippocrate tait intitul : Des chairs. Voil un livre selon mon cur, et que je pourrais crire sur le ton subjectif.

    Weltlosigkeit 1 - un autre mot selon mon cur, intradui-sible comme tous les mots trangers qui me sduisent et me com-blent.

    Certains matins, mal rveill, mal concili avec le jour, il me semble entendre mon nom prononc par les passants, port par

    1. litt~ralement, tre absent du monde.

    30

  • l'air. Aujourd'hui, 28 novembre, au bureau de poste, rue de Vau-girard, dans une cabine une vieille tlphonait, et j'entendis: Cio-ran ... Meme elle parlait de moi. C'est ridicule et terrible. Quel symptme!

    Qu'il se trouve encore des gens qui me croient utilisable, non, je n'en reviens pas!

    n n'y a pas de fous dans ma famille; autrement dans quelle frousse ne vivrais-je pas.

    Un sceptique et un emball tout ensemble ...

    S'terniser dans un quilibre instable.

    J'ai le sentiment du nant, mais je n'ai pas d'humilit. Le senti-ment du nant est le contraire de l'humilit.

    N'est pas humble celui qui se hait.

    8 XII 1958 Seigneur, ayez piti de ma strilit, secouez mon esprit absent, assistez-moi dans cette extrmit d'abandon et d'en-gourdissement!

    Un ange veule et dmoralis, fig dans le remords de sa chute.

    Seule me rachte la hantise de ma dchance et la volont d'y chapper.

    La piti, ce vice de la bont. La piti ou la bont comme vice ...

    L'impolitesse d'tre profond.

    n fut un temps o, me croyant l'tre le plus normal qui fut jamais, je pris peur, et passai tout un hiver lire des bouquins de psychiatrie.

    Vivre en ternel qumandeur, mendier la porte de chaque ins-tant, m'humilier pour respirer. Un destitu du souffle!

    Je procde comme les peintres; je dessine, je veux dire, j'kris les contours d'un texte; puis, j'toffe, je procde par couches sucees-

    31

  • sives; ce qui entrane ncessairement contradictions, incompatibi-lits, disparates; c'est un risque prendre, que je prends.

    Mais un esprit cohrent, que fait-il? Il pose une dfinition et ne veut en dmordre; il viole le problme dont il traite, ille torture en tout cas; la logique y gagne; la vie en souffre. Lui aussi, il prend ses risques.

    12 janvier 1959 Mort de Susanna Socca 1

    1 am not sorrowful but 1 am tired Of everything that 1 ever desired 2

    Combien de fois, grands Dieux! ne me suis-je pas rpt ces vers de Dowson ! Ma vie en est remplie.

    Volupt de l'inachev, mieux : de l'inentam, du non-com-menc.

    Les Veda, les Upanishad, j'y reviens de temps en temps. Tous les ans j'ai des accs d'indianit.

    Que l'Espagnol sorte du sublime, il devient ridicule.

    Toute la philosophie hindoue se rsume dans l'horreur, non de la mort, mais de la naissance.

    La seule exprience profonde que j'aie faite dans ma vie: celle de l'ennui. Sur terre il n'y a pas pour moi d'> ni vrai dire de divertissement. J'ai dpass mme le vide : c'est pour-quoi il m'est impossible de me tuer.

    12 mars 1959 Il est incroyable quel point tout, mais absolument tout, et

    d'abord les ides, mane chez moi de ma physiologie. Mon corps est ma pense, ou plutt ma pense est mon corps.

    Depuis vingt-cinq ans, je vis dans les htels. Cela comporte un avantage: on n'est ftx mle part, on ne tient rien, on mne une

    1. Voir

  • vie de passant. Sentiment d'tre toujours en instance de dpart, per-ception d'une ralit suprmement provisoire.

    26 mars 1959 Seconde grippe en trois mois! ~puisement complet, oppression,

    impossibilit quasi totale de respirer. Suis-je dj pass de l'autre ct? Depuis tant d'annes que mon corps m'est charge! Si jamais j'ai compris quelque chose dans ma vie, je le dois mes maux. J'ai toujours t un demi-malade, mme au temps de ma sant.

    Crise de larmes. Je viens de lire un mauvais livre sur Mlle de Lavallire. La scne du dner avec le roi et Mme de Montespan, avant le dpart pour le couvent, m'a boulevers ... Tout me boule-verse, il est vrai. La faiblesse extrme nous dtache de tout, et, para-doxalement, confre en mme temps un sens extraordinaire des riens, ou des vnements rvolus et qui n'ont aucune significa-tion directe pour notre vie. Je m'apitoie sur n'importe quoi, j'ai des frmissements de petite fille. C'est peut-tre aussi par impossibilit de pleurer sur moi-mme.

    Nerfs briss dix-sept ans dj! Il est peine croyable que j'aie tenu jusqu' maintenant!

    30 mars 1959 Le Messie de Handel. - Il faut que le paradis soit, ou du moins

    qu'il ait exist -autrement quoi rime tant de sublime?

    Carillons de Bruges, votre souvenir remue en moi des vestiges de ciel, vous me faites remonter avant ma chute.

    Depuis l'ge de dix-sept ans, je suis affect d'un mal secret, ind-celable, mais qui a ruin mes penses et mes illusions : un four-millement dans les nerfs, nuit et jour, et qui ne m'a permis, hormis les heures de sommeil, aucun moment d'oubli. Sentiment de subir un ternel traitement ou une ternelle torture.

    J'ai trop lu ... La lecture a dvor ma pense. Quand je lis, j'ai l'impression de cc faire)) quelque chose, de me justifier vis--vis de la cc socit)), d'avoir un emploi, d'chapper la honte d'tre un oisif -------, un homme inutile et inutilisable.

    On oublie toutes les douleurs; mais on n'oublie aucune humi-liation.

    33

  • Hier, le 5 avril, j'ai pass l'aprs-midi dans un petit bois prs de Trappes, en songeant la vengeance, thme inpuisable. -Ne pas se venger empoisonne l'me autant, sinon plus, que se venger.

    A-t-on le droit de ne pas se venger?

    Concert pour l'anniversaire (cinquante ans) de O. Messiaen. Je me trouvais derrire le musicien, mais je pouvais le voir de profil. Il coutait religieusement : ses uvres taient vraiment un univers -pour lui seulement. J'coutais ailleurs; et je pensais que chacun est enferm dans son propre monde, et que ce que l'on fait n'est rien pour l'autre. Nous n'existons que pour nos ennemis- et pour quelques amis qui ne nous aiment pas.

    Vendredi 24 avrill959- Depuis janvier, pratiquement malade; impossibilit de travailler; passage d'une infirmit l'autre; on dirait que chaque organe attend son tour ... La Nature fait sur moi des expriences; et je m'y prte, incapable d'y opposer la moindre rsistance. Le

  • toires, paragraphes LXVII-LXVIII. Personne ne pouvait oublier les vicissitudes humaines au point de n'tre pas mu en voyant un tel spectacle : un empereur romain, nagure matre du monde ...

    Bonheur sans prdicat, pour parler comme dans les manuels de Logique.

    Je vis dans une ternelle fausse inspiration: comment s'tonner que rien n'en sorte? Mais n'est-ce pas l le secret de ma strilit?

    Tout tourne l'aigre dans mes entrailles et dans mon esprit.

    J'ai une capacit infinie de convertir tout en souffrance, ou plu-tt d'aggraver toutes mes souffrances.

    Gnration des douleurs.

    Je n'avance pas des vrits, mais des demi-convictions, des hr-sies sans consquence, qui n'ont fait de mal ni de bien personne. Je serai jamais l'homme sans disciples, et c'est mon propos de n'en point avoir. On n'est suivi que si l'on dcide des choses, si l'on assume une attitude ou si l'on parle au nom des hommes ou des dieux. Mais ni les uns ni les autres ne sont mon fait. Je suis seul et je ne me plains pas de l'tre.

    Un clochard, que j'estime pour ses tares et son dsquilibre, qui couche depuis des annes la belle toile, me disait l'autre jour : Je suis libre au dernier degr.

    Qui a piti de soi a par l mme piti de Dieu.

    27 sept. 1959 De malaise en malaise, de maladie en maladie; O vais-je? Sen-

    timent de radicale impuissance devant tout. N dmuni.

    Le Mal est au mme titre que le Bien une force cratrice. Des deux, c'est pourtant lui le plus actif. Car trop souvent le Bien chme.

    Il fut un temps o je ne passais pas une seule journe sans plu-sieurs heures de musique ou sans lire un pome. Maintenant, la prose me tient lieu de tout. Quelle diminution, quelle dchance!

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  • Seul problme qui me tienne cur : celui du monstre.

    Neutraliser les effets de la Cration.

    Le moindre acte pose pour moi le problme de tous les actes; la vie se convertit pour moi toujours en Vie; ce qui complique jus-qu' la suffocation l'exercice du souffle.

    Accs de colre du matin au soir. Je me querelle avec les com-merants, avec tout le monde. Aprs chaque clat, sentiment d'hu-miliation. Ractions d'individu odieux:, et, par voie de cons-quence, dgot de soi.

    Tout homme qui vend quelque chose me met hors de moi.

    Aprs une nuit blanche, la cigarette a une saveur funbre.

    Je suis un krivain qui n'crit pas. Sentiment de forfaire mes nuits, ma destine, de la trahir, de gcher mes heures.

    Oppression. Certitude d'tre un non-appel.

    Dans mes moments d' pilepsie, je me sens fcheusement proche de saint Paul. Mes affinits avec les violents, avec tous ceux que je dteste. Qui jamais autant que moi a ressembl davantage ses ennemis?

    Les passionns, les violents sont en gnral des chtifs, des cre-vs. C'est qu'ils vivent en une perptuelle combustion, aux dpens de leur corps.

    Si je n'avance sur aucun plan, et si je ne produis rien, c'est que je cherche l'introuvable ou, comme l'on disait jadis, la vrit. Faute de pouvoir l'atteindre, je pitine, j'attends, j'attends.

    Je suis un sceptique ejfrtn.

    Aux premiers sicles de l're chrtienne, j'aurais t manichen, plus prcisment disciple de Marcion.

    La piti : une bont dprave.

    Je ne sais plus qui s'est dfini lui-mme : Je suis le lieu de mes tats. Cette dfinition me convient intgralement, et puise presque ma nature.

    36

  • 18 nov. 1959 Sommeil aprs-midi. En me rveillant, pendant une seconde j'ai

    prouv ce que ressentirait un mort. Ce fut comme l'illumination fulgurante d'un cadavre.

    Si, tous les jours, j'avais le courage de hurler pendant un quart d'heure, je jouirais d'un quilibre parfait.

    Tous mes crits ne sont, en dernire instance, que des exer-cices d'anti-utopie.

    Celui qui m'assure ignorer la rancune, j'ai toujours la tentation de lui donner une gifle, pour lui montrer qu'il se trompe.

    Tout compte fait, la vie est une chose extraordinaire.

    29 novembre 1959 Il n'y a rien de plus dcevant, de plus fragile et de plus faux qu'un

    esprit brillant. Lui prfrer les ennuyeux : ils respectent la banalit; ce qui est ternel dans les choses ou dans les ides.

    Je ne comprends pas X: il est ennuyeux sans tre banal. C'est l'ennui qui se dgage de la recherche de l'originalit, de la poursuite de l'insolite, de la surprise permanente et inutile.

    Rien ne heurte tant qu'un penseur qui croit de son devoir d'lu-cider tout ce qu'il avance, qui submerge de mots chaque problme. La volubilit- pch contre l'esprit. Les plus grands n'y ont pas chapp.

    Genre d'homme que j'admire: Ranc.

    Un dieu commence devenir faux au moment o personne ne daigne se faire tuer pour luL

    De quel trouble intrieur surgissent mes obsessions cosmogo-niques! On comprend qu'elles soient si frquentes chez les fous.

    Tacite, mon crivain prfr. Je ratifie entirement le jugement de Hume qui le considrait comme l'esprit le plus profond de l'An-tiquit.

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  • Ce n'est pas le bonheur, c'est les mrites d'autrui qui nous importunent et nous troublent.

    La Prire surgit de mon tat de dpression qui exulte.

    Je ne suis attach qu'aux esprits rongs par la strilit; ou : qui excellaient dans la strilit. Joubert mme m'apparat parfois trop fcond.

    Une religion est finie au moment o elle n'enfante plus d'hr-sies.

    12 dcembre 1959 Il y a quelques nuits, je fis un rve que je ne puis oublier : une thorie de serpents passaient devant moi, dfi-laient plutt, et chacun, lorsque son tour arrivait, se dressait pour me regarder avec des yeux tincelants, qui se dilataient : on aurait dit deux soleils en miniature.

    Ce qui a fauss tout, c'est la culture historique. On ne s'interroge plus sur Dieu, mais sur les formes de dieu; sur la sensibilit et l'ex-prience religieuse, et non plus sur l'objet qui justifie l'une et l'autre.

    16 dcembre 1959 Les moralistes franais, c'est du manichisme par l'anecdote

    ou : du manichisme anecdotique ou : au niveau

  • The Anatomy of Melancholy de Robert Burton. Le plus beau titre qu'on ait jamais trouv. Qu'importe aprs que le livre soit illisible?

    Tout homme qui a une conviction, quelle qu'elle soit, a un dieu; que dis-je, il croit en Dieu. Car toute conviction postule l'absolu ou y supple.

    On ne demande pas la libert, mais l'illusion de libert. C'est pour cette illusion que l'humanit se dmne depuis des millnaires.

    Du reste la libert tant, comme on a dit, une sensation, quelle diffrence y a-t-il entre tre libre et se croire libre?

    Un livre lire: Tratado de Tribulacion du pre Ribadeneira, un contemporain de sainte Thrse.

    19 dcembre 1959 Je comprends les mystiques, car tout comme eux, je suis rong

    par la concupiscence, tout en dtestant la chair. Les tourments de la sensualit, les

  • L'homme va invitablement la catastrophe. Tant que j'en demeurerai persuad, je m'intresserai lui, avec avidit, avec pas-sion.

    La posie proprement dite m'apparait de plus en plus inconce-vable; je ne peux plus supporter que celle qui est implicite, indi-recte, qui prcisment n'est pas dite, j'entends la posie sans les moyens et les subterfuges qu'elle compte d'habitude.

    L'originalit est incompatible avec le bon gotlt , apanage et maldiction des vieilles civilisations.

    Il n'y a pas de gnie sans une forte dose de mauvais gotlt.

    Ce monde n'a pas plus de consistance que l'pisode d'un sourire.

    X- je l'admire parce qu'il ne sait pas quel point il est ridicule.

    Prir! ce mot que j'aime tant, et qui ne m'voque, assez curieu-sement, rien d'irrparable.

    Avoir du cc gotlt , c'est sacrifier au convenu et aimer dlicate-ment la mdiocrit.

    A opposer au grand gotlt, au gotlt d'en haut, comme l'appelle magnifiquement Hugo.

    Je n'aime chez les esprits que l'amnit ou la vhmence. Dans l'ordre de l'amnit: Joubert, Valry.

    " " de la vhmence : Tertullien, Nietzsche.

    Pour que naisse un sceptique, il faut que mille croyants smssenL l'ordre

    25 dcembre 1959 Je reois d'un pote espagnol une carte de vux, figurant un rat,

    symbole, m'crit-il, de tout ce que nous pouvons esprer,. de l'an-ne 1960.

    Enrhum six mois par an! Je devrais crire un livre au titre sor-bonnard : Phnomnologie de l'enchifrnement.

    Quand Mira, le tentateur, essaie par toutes sortes de sductions et d'intimidations de dtourner le Bouddha de sa voie, celui-ci lui dit, entre autres : De quel droit prtends-tu rgner sur les hommes et sur l'univers? Est-ce que tu as souffert par la connaissance?

    40

  • Et, en effet, l'tendue et la profondeur d'un esprit se mesurent aux souffrances qu'il a assumes pour acqurir le savoir. Personne ne sait sans avoir travers des preuves. Un esprit subtil peut tre parfaitement superficiel. Il faut payer pour le moindre pas vers le savoir. (Me servir de cela pour distinguer les moralistes : Pascal d'un ct, Montaigne de l'autre.)

    Combien j'envie aux croyants la chance qu'ils ont de pouvoir glisser vers l'hrsie! Si stupide soit-elle, une thorie mise l'index est jamais sauve du ridicule. Malheur aux hrsiarques que l'!glise n'a pas daign condamner!

    Aprs l'Anthologie des moralistes, crire : La chute dans le temps .

    Je suis port l'exagration, par ennui, satit, par besoin de sen-sations fortes, par volont aussi de sortir de mon marasme.

    31 dcembre 1959 Minuit. Je devrais passer ma vie seul, et son-ger sans relche au Temps.

    1" janvier 1960 Depuis des annes, je ne lis plus Baudelaire, mais je pense lui comme si j'en faisais ma lecture quotidienne. Serait-ce parce que lui seul me semble tre all plus loin que moi dans l'exprience du cafard?

    Rencontr par hasard X - toujours ce mlange droutant de crapule et de fou, mais au fond insaisissable : un homme qui n'a mme pas la notion de la vracit,,, physiologiquement inexact et amoral. Sa grande excuse est le mpris universel qu'il a russi susciter autour de sa personne. Il y a du serpent en lui. J'ai toujours prouv son gard une sensation de dgoOt- et de curiosit. Ter-reur aussi devant un rampant, malaise devant ses allures; des yeux froids et brillants; il y a du mtal dans son regard. Dans son sang se mlent sll.rement du grec et du slave, deux lments inconci-liables, qui ne pouvaient donner naissance qu' un monstre. Sou-terrain et arrogant. Impression de vertige. Son obsquiosit monu-mentale. Tout cela comporte, en contrepartie, des dons. Quand je le rencontrai pour la premire fois, et sans avoir lu rien de lui, j'avais dit M. : Il a sOrement du talent. Il est trop affreux. Affreux au moral et au physique.

    1. La chute dans le temps paraltra en 1964 et l'Anthologie des moralistes, en fait Anthologie du portrait, en 1996, apr~s la mort de Cioran.

    41

  • Ecrire un jour sur lui : Portrait d'un serpent)). P.S. Ces notes sont si dpourvues de misricorde que j'en ai

    honte. La piti suit, chez moi, le dgot : ah! que les tres me font maL

    Toujours propos de X - Ce qu'il est, le phnomne qu'il incarne n'est concevable que dans un pays comme le ntre, o les apports ethniques disparates n'ont pas t souds, fondus, mlangs organiquement, o le sang est pour ainsi dire, en friche, parce que la culture n'a pu exercer son uvre d'individualisa-tion, en mme temps que de nivellement. Lui, c'est le monstre l'tat naturel, non corrig; sa ruse, sa fausset, qui sont immenses, manquent totalement de vernis, c'est de l'hypocrisie ... non voi-le, c'est l'imposteur au grand jour, c'est l'infme en pleine lumire, et cela prcisment cause de ses continuelles et videntes dissi-mulations. On est frapp par son insincrit totale, perceptible dans tous ses gestes, dans toutes ses paroles; mais le mot n'est pas juste: car tre insincre, c'est cacher la vrit, ou quelque calcul ou Dieu sait quoi; mais lui qui cache tout ne cache rien; car il n'y a aucune vrit en lui, aucun critre selon lequel il agirait ou jugerait; il n'y a en lui qu'un norme enttement, une voracit immonde, une soif de gain et de clbrit au niveau le plus vulgaire. C'est une ordure, un fanatique sans croyance, un dment intress ..

    Rien ne peut gter compltement quelqu'un, hormis le succs. La gloire est la pire forme de maldiction qui puisse tomber sur un tre.

    La vulgarit est contagieuse, toujours; la dlicatesse, jamais.

    La douleur est une sensation ; la souffrance, un sentiment. On ne peut dire correctement : une sensation de souffrance.

    C'tait en bas des falaises de Varengeville. Devant cet talage de roc, j'eus jusqu' l'pouvante la perception de la fragilit, de l'in-existence de toute chair. Et du ridicule de la vie. Que la dure nous manque! Jamais je n'oublierai cette rvlation, d'une intensit encore inatteinte jusqu'alors.

    Un grand caractre n'est pas ouvert, mais ferm: sa force rside dans ses refus, dans ses refus massifs.

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  • Dans toute dfaillance, dans le moindre symptme d'vanouis-sement il y a un rien de volupt.

    Le plaisir serait-il une forme de dsintgration?

    Toute sensualit est douleur. Une douleur spciale, il est vrai.

    Mes joies sont des tristesses latentes.

    Albert Camus se tue dans un accident d'auto. ll meurt au moment o tout le monde, et peut-tre lui-mme aussi, savait qu'il n'avait plus rien dire et qu'en vivant il ne pouvait que dchoir de sa gloire disproportionne, abusive, voire ridicule. Immense cha-grin en apprenant sa mort, hier soir, 23 heures, Montparnasse. Un excellent crivain mineur, mais qui fut grand pour avoir t totalement exempt du vulgarit, malgr tous les honneurs qui sont tombs sur lui.

    X : il s'intresse tout; d'o ses videntes faiblesses ... Sollicit par l'accessoire, par le vivant, il passe ct de l'essentiel, il ne sait plus ce qui importe avant tout. Pnible et universelle disper-sion.

    6 janvier 1960 Je n'ai parl Camus qu'une seule fois, en 1950, je crois; j'ai dit

    du mal de lui tant et plus, et maintenant je me sens sous le coup d'un terrible et injustifi remords. Je perds tous mes moyens devant un cadavre, surtout lorsqu'il est si respectable. Tristesse sans nom.

    Faiblesse voisine des larmes. Mais il faut sauver les apparences et persvrer dans le combat sans y croire. Quel mauvais vivant j'au-rai fait!

    La justice est, littrairement, un idal mdiocre.

    O que j'aille, le mme sentiment d'inappartenance, de jeu inutile et idiot, d'imposture, non pas chez les autres, mais chez moi: je feins de m'intresser ce qui ne m'importe gure, je joue constamment un rle par veulerie ou pour sauver les apparences; mais je ne suis pas dans le coup, car ce qui me tient cur est ailleurs. Projet hors du paradis, o trouverais-je ma place, o un chez moi? Dchu, mille fois dchu. Il y a en moi comme un hosanna foudroy, des hymnes rduits en poudre, une explosion de regrets.

    Un homme pour qui il n'y a pas de patrie ici-bas.

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  • Parler affaires quand on n'est de nulle part, se dmener dans le quotidien quand on vit un drame religieux!

    Aux prises avec la langue franaise : une agonie dans le sens vri-table du mot, un combat o j'ai toujours le dessous.

    (( ... mais lohim sait que, le jour o vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront ... ))

    Vos yeux s'ouvriront!, c'est tout le drame de la vonnaissance. Le paradis : regarder sans comprendre. La vie ne serait tolrable qu' cette condition-l.

    Le rcit de la chute est peut-tre ce qu'on a crit de plus profond en tous les temps. Tout y est dit de ce que nous allions prouver et souffrir, toute l'histoire en une page.

    ((Alors ils entendirent le bruit de Jahv-lohim qui passait dans le jardin la brise du soir ... ))

    En lisant cela, on sent, on partage la peur d'Adam. Qui t'a appris que tu es nu h)

    Dieu a donn Adam et ve le bonheur, condition qu'ils n'as-pirent ni n'atteignent au savoir et au pouvoir.

    Un critique a observ trs justement que le Dieu du jardin d'den est un Dieu rural.

    Pourquoi Adam et ve n'ont-ils pas touch tout d'abord l'arbre de vie? C'est que la tentation de l'immortalit est moins forte que celle du savoir, et surtout du pouvoir.

    11 janvier. Journe dvore par la conversation.

    Toutes les morts naturelles sont compromettantes.

    Si le rcit de la chute est si beau, c'est que l'auteur n'y dcrit pas des figures symboliques, ni des mythes : il voit un Dieu en chair et en os dans le jardin, et non pas une entit.

    Un jour l'homme abolira le savoir et le pouvoir, il y renoncera, ou alors en mourra.

    Tous les climats me font mal, mon corps ne s'accommode d'au-cune latitude.

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  • Qui dit mythe proclame son incroyance, sa totale absence de sens religieux.

    Il faut penser Dieu, et non la religion, l'extase, et non la mystique. La diffrence entre le thoricien de la religion et le croyant est aussi grande qu'entre le psychiatre et le fou.

    Tout ce qui est civilisation est driv, et tout ce qui est driv ne vaut rien.

    Plus les hommes s'loignent de Dieu, plus ils avancent dans la connaissance des religions.

    L'histoire, sous quelque forme qu'on l'envisage, est un cran qui nous drobe l'absolu.

    L'originel seul est vrai. Tout ce que l'esprit invente est faux.

    J'ai perdu nombre de mes anciens dfauts; en change j'en ai acquis d'autres. L'quilibre se maintient intact.

    J'ai remarqu que je ne peux m'entendre tout fait bien avec un homme que lorsqu'il est parvenu au comble de la dfaite, et qu'il a perdu toute assise, et, avec elle, toutes les certitudes de son succs. C'est que, dans ces moments, il a dpouill tous les mensonges, et qu'il est nu et vrai, rendu son essence par les coups du sort.

    Ne perds pas ton temps critiquer les autres, censurer leurs uvres; fais la tienne, consacre-lui toutes tes heures. Le reste est fatras ou infamie. Sois solidaire de ce qui est vrit en toi et mme ((ternel.

    Quelqu'un a dit trs bien qu' ((exister, c'est tre distinct. - On cesse d'exister dans tout rgime, religieux ou politique, qui sup-prime l'hrsie, la volont d'aller contre le dogme ou le courant.

    Ces attaques de terreur, sans motifs, sans fondement, sans aucune justification apparente, qui nous prennent la gorge, qui nous paralysent, et nous laissent dans une stupeur humiliante. -Ainsi, l'autre jour, en montant l'escalier, en pleine obscurit, je fus arrt comme par une force invisible, venue la fois de l'extrieur et de moi-mme; impossible d'avancer, je restai l pendant quelques minutes, ptrifi, clou sur place, affol et honteux. Et ce

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  • n'est pas la premire fois que cela m'arrive mais cela finit toujours dans la fureur et la dsolation. De quoi cette sorte de phnomnes est-elle le symptme?

    En jugeant sans piti ses contemporains, on risque d'avoir rai-son et de faire aux yeux de la postrit figure d'esprit incisif et clair-voyant. Mais du mme coup on renonce au ct aventureux de l'ad-miration, aux erreurs chaleureuses qu'elle suppose. Oui, l'admiration est une aventure, d'autant plus belle qu'elle se trompe presque toujours. Il est effrayant, bien que raisonnable, de n'avoir aucune illusion sur personne.

    Rien de plus lamentable que d'avoir inluctablement raison. (A propos des moralistes qui sont justement tombs dans ce tra-

    vers.)

    Aucune espce d'originalit littraire n'est encore possible tant qu'on respecte la syntaxe. Il faut broyer la phrase, si on veut en tirer quelque chose.

    Le penseur seul doit s'en tenir aux vieilles superstitions, au lan-gage clair et la syntaxe convenue. C'est que l'originalit par le fond a les mmes exigences qu'au temps de Thals.

    Hraclite, Pascal, le premier encore plus heureux que le second, parce que de son uvre n'est rest que des dbris,- quelle chance pour eux de n'avoir pas organis en systme leurs interrogations! Le commentateur s'en donne cur joie, lui qui aime combler les lacunes, les intervalles entre les penses ou maximes; et divaguer impunment; il peut sans grand risque construire une figure sa guise. Car ce qu'il aime lui, c'est l'arbitraire, qui lui donne l'illusion de la libert et de l'invention: c'est de la rigueur bon march.

    On me demande de faire un article sur Camus? Je refuse. Sa mort m'a boulevers, mais je ne trouve rien dire sur un auteur qui a fait son plein de gloire, et dont l'uvre, comme je l'ai dit dans ma lettre d'abstention, est d'une signification dsesprment vi-dente>>.

    Camus qui a tant protest contre l'injustice aurait dfi le faire contre celle de sa gloire, s'il avait voulu tre consquent avec lui-mme. Mais cela et t indcent. Et sans doute croyait-il que sa gloire tait mrite.

    Si on poussait jusqu'au bout la manie de la justice, on tomberait

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  • dans le ridicule ou on se dtruirait. Il y a plus d'lgance dans la rsignation que dans la rvolte, et plus de beaut dans l'anonymat que dans le vacarme, dans le tapage autour d'un nom.

    Est mprisable quiconque adhre sa clbrit, qui n'en est pas humili ni ulcr.

    Mes admirations, pour passionnes qu'elles soient, conservent toujours un rien de poison. Je n'ai pas l'toffe d'un pangyriste.

    Sans un fonds de dsolation qui colore toutes mes penses et commande toutes mes attitudes, en leur prtant une apparence de srieux et mme de systme, j'eusse eu de quoi faire un dilettante parfait.

    Aussi seul qu'un Dieu en chmage.

    Toute fiction est salutaire, et, pas plus que les autres, je ne puis m'en passer. (Plus je vais, plus je suis amen multiplier mes aveux de dfaite.)

    Les premiers historiens romains ont puis dans les archives des familles patriciennes tous leurs documents, lesquels n'taient que des loges funbres, ncessairement mensongers. Et comme chaque famille faisait remonter ses origines quelque dieu, on comprend la magnificence, et la beaut inutile, de la haute antiquit.

    Le ct charlatan de tout homme talents. C'est comme si le don n'tait pas dans la nature et qu'il fO.t invent et jou par celui qui le possde. Ou encore : qu'il s'tonnt d'en tre gratifi. Chez les potes surtout; investis de la grce, mais d'une grce quivoque.

    La ngation comporte mes yeux un tel prestige que, me cou-pant du reste des choses, elle a fait de moi un tre born, but, infirme. Comme certains vivent sous le charme du cc progrs, je vis sous celui du Non. Et cependant je comprends qu'on puisse dire oui, acquiescer tout, bien qu'un tel exploit, que j'admets chez les autres, exige de ma part un bond dont prsentement je ne me sens pas capable. C'est que le Non est entr dans mon sang, aprs avoir perverti mon esprit.

    II y a quelque chose d'curant et de pnible dans l'emploi du style abstrait : tous ces mots vides juxtaposs pour traduire de l'ir-rel, ce qu'on appelle pense.

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  • Ah! que j'aimerais me bomer uniquement la sensation, un monde d'avant le concept, aux variations infinitsimales d'une impression sentie qu'il me faudrait rendre par mille mots tonnants et sans suite! :&rire mme le sens, se convertir en interprte du corps et de l'me incoordonne! Transcrire uniquement ce que je vois, ce qui me touche, faire ce que ferait un reptile s'il se mettait l'uvre, non un reptile, mais un insecte, car le reptile a la fcheuse rputation d'intellectuel. Un livre qui serait potique par pure phy-siologie.

    J'ai trop frquent les classiques pour pouvoir jamais remonter aux origines, et pour aller au moyen du langage au-del du langage.

    James Joyce : l'homme le plus orgueilleux du sicle. Parce qu'il aura voulu, et en partie atteint l'Impossible, avec l'enttement d'un dieu fou. Et parce qu'il n'a jamais compos avec le lecteur et qu'il n'entendait pas tre tout prix lisible. Culminer dans l'obscur.

    Russir abolir le public, s'en passer, ne compter sur per-sonne, avaler l'univers.

    Ce qui ruine la plupart des talents, c'est qu'ils ne savent pas se borner.

    Rien ne strilise tant un crivain que la poursuite de la perfec-tion. Pour produire, il faut se laisser aller sa nature, s'abandon-ner, couter ses voix ... , liminer la censure de l'ironie ou du bon gollt ...

    Deux textes de l'Antiquit, l'un beau en lui-mme, l'autre signi-ficatif au possible: la description par Pline le naturaliste de l'rup-tion du Vsuve et de la fin de Pompi; la lettre de Pline Trajan sur la manire dont les chrtiens doivent tre traits.

    Tout ce que j'ai de bon vient de ma paresse; sans elle, qui m'au-rait empch de mettre en application mes mauvais desseins? Elle m'a heureusement contenu dans les limites de la vertu.

    Tous nos vices viennent de l'excs d'activit, de cette propension nous raliser, donner une apparence honorable nos travers.

    Tous ces peuples heureux, gavs, Franais, Anglais ... Oh! je ne suis pas d'ici, j'ai derrire moi des sicles de malheur ininterrompu.

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  • Je suis n dans une nation sans chance. Le bonheur finit Vienne; au-del, Maldiction!

    Immense lchet devant la vie, et comme un frisson de veulerie.

    Je n'ai jamais prononc ou crit le mot solitude, sans ressentir de la volupt.

    Des articles sur, des tudes, des livres sur, toujours sur quelqu'un, sur des auteurs, sur des ouvrages, sur les ides des autres; comptes rendus amplifis, commentaires inutiles et mdiocres; fussent-ils remarquables, que cela ne changerait pas la chose. Rien de per-sonnel, rien d'originel; tout est driv. Oh! il vaut mieux parler de soi avec nullit qu'avec talent d'autrui. Une ide qui n'est pas vcue, qui ne coule pas de source, ne vaut rien. Quel spectacle curant que cette humanit d'emprunt, crbrale, savante, qui vit en para-site de l'esprit

    L'historien de la philosophie n'est pas un philosophe. Une concierge qui se pose des questions l'est davantage.

    En fait d'invention, l'homme aurait dO s'en tenir la brouette. Tout perfectionnement technique est nfaste et doit tre dnonc comme tel. On dirait que le seul sens du progrs est de contri-buer l'augmentation du bruit, la consolidation de l'enfer.

    Je jure de ne jamais parler de choses que je connais mal, de n'im-proviser pour rien au monde, de n'tre pas indigne du sujet que je traite, de ne point me dconsidrer mes propres yeUL

    (Serment fait la sortie d'une confrence de M., particulirement superficielle.) Le 20 janvier 1960

    Les Franais seraient le peuple le plus heureux de la terre si la vanit ne venait troubler leur bonheur.

    La vanit est le mode selon lequel nous expions notre bonheur (la vanit est la punition du bonheur).

    Renoncer ses ambitions conduit souvent au regret d'y avoir renonc; ce qui est plus grave que de s'y complaire et de les culti-ver. Tout se passe comme si l'homme tait capable de n'importe quoi, sauf d'atteindre la sagesse.

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  • Effroyable engourdissement, comme si j'tais au-dessous du niveau d'insensibilit d'un lment et que mon esprit et expir. A de rares exceptions prs, je vis en de de moi-mme, avec le poids sur la conscience d'une culpabilit et d'un insigne dshonneur. Quand je pense tous mes projets abandonns par paresse ou par humeur, je me fais l'effet du pire dserteur qui ft jamais. On ne vit pas impunment dans l'idoltrie de la tristesse.

    Comme si le Temps s'tait coagul dans mes veines ...

    Rduis tes heures un entretien avec toi, et bien mieux avec Dieu. Bannis les hommes de tes penses, que rien d'extrieur ne vienne dshonorer ta solitude, laisse aux pitres le souci d'avoir des semblables. L'autre te diminue, car il t'oblige jouer un rle; sup-prime de ta vie le geste, confine-toi dans l'essentiel

    Ecrire - Un commentaire sur la Gense. - Sur le temps: le problme de l'autobiographie. Saint Augustin (G. Mish: Geschichte des Autobiographie). - L'exprience du temps.

    La gloire fonce sur un auteur au moment o il n'a plus rien dire ; elle consacre un cadavre.

    Chacun est pris son propre jeu, comme s'il savait son destin par cur.

    Plus un crivain est original, plus il risque de dater et d'ennuyer: ds qu'on s'habitue ses trucs, il est fini. La vraie originalit est inconsciente de ses moyens et il faut qu'un auteur soit port par son talent; au lieu de le diriger et de l'exploiter.

    Un esprit ingnieux fuit son talent, c'est--dire qu'il l'invente. N'est-ce pas l la dfinition du littrateur?

    Dans une uvre, l'horrible doit exalter; s'il cre un malaise, c'est qu'il est de mauvaise qualit.

    Je ne m'entends en profondeur qu'avec ceux qui, sans tre croyants, ont travers une crise religieuse dont ils auront t mar-qus pour le reste de leurs jours. La religion - en tant que dbat intrieur - est la seule modalit de percer, de perforer la couche des apparences qui nous spare de l'essentiel.

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  • Ce ((glorieux dlire)) dont parle Thrse d'Avila, pour marquer une des phases de l'union avec Dieu, j'en ai approch quelquefois ... il y a si longtemps, hlas!

    L'ironie, privilge des mes blesses. Tout propos qui en relve tmoigne d'une brisure secrte.

    L'ironie, par elle-mme, est un aveu, ou le masque qu'emprunte la piti de soi-mme.

    Ce terrible proverbe : Pendant que le sage rflchit, le fou rfl-chit aussi ...

    24 fvrier 1960 Aujourd'hui, en crivant mon nom sur un for-mulaire, ce fut comme si je l'avais crit pour la premire fois, comme si je ne le reconnaissais pas. Le jour, l'anne de ma nais-sance, tout me parut nouveau, et inexplicable, sans aucune relation avec moi. Les psychiatres appellent cela sentiment d'tranget. Quant ma figure, souvent il me faut faire un effort pour l'identi-fier, un effort d'adaptation pnible et humiliant.

    Prostr, dconcert, cur devant la rvlation d'tre soi.

    La libert est comme la sant: elle n'a de valeur et on n'en prend conscience que lorsqu'on la perd. Aussi ne peut-elle constituer un idal pour ceux qui la possdent, ni une sduction. Le monde dit ((libre)) est un monde vide, pour lui-mbne.

    D'un coup, bonheur sans limites, vision de l'extase. Et cela, aprs avoir vu mon percepteur, tre all faire la queue la prfecture de police pour ma carte d'identit, vu une infirmire pour une piqre, et tout l'avenant. Mystre de notre chimie intrieure, mtamor-phose qui drouterait un dmon et pulvriserait un ange.

    En France, il suffit d'tre insolent pour se faire une rputation d'intelligence et d'espriL ou

    En France, l'insolence tient lieu d'intelligence et d'esprit.

    Aujourd'hui, chez J. Supervielle, on parlait de J.C. Je l'ai qualifi d'immonde. On se rcria. Dominique Aury et Paulhan soutinrent qu'il ne mritait pas l'pithte, qu'il n'allait pas si loin.

    Je veux bien : disons, qu'il est un rat de l'immonde. Un homme sans dimensions.

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  • Deux poques o j'eusse aim vivre: le xvul" sicle franais, et la Russie tsariste ...

    L'ennui lgant, et l'ennui morne, crisp, infini...

    Je n'ai connu des tats de bonheur dbordant qu' la suite de troubles nerveux, d'insomnies prolonges, de douleurs sans raison, et d'anxits intolrables. Compensation ou conclusion naturelle~

    Chaque instant m'envoie une sommation- que j'esquive. Dci-dment, j'ai failli mon devoir envers le Temps.

    Je ne suis que par mes lacunes, mes dsertions, et mes refus. Une existence toute ngative. Je m'insurge contre toutes mes bonnes rsolutions, et les abandonne avec acharnement, avec une persv-rance digne d'une meilleure caose.

    H.M. a crit trois livres sur la mescaline. Ce besoin d'approfon-dir, cette insistance n'est pas franaise. L'avantage et l'inconvnient d'tre n Bruxelles.

    D. avant sa maladie tait historien; depuis, il est tomb dans la mtaphysique. Il faut une chute, un ((abme)) un Franais pour s'ouvrir la divagation essentielle.

    Tenir un journal, quel tmoignage d'impuissance coordonner ses penses ! C'est le propre d'un esprit discontinu, bris ses racines, en profondeur complice et victime des fluctuations du temps, de son temps. Inapte mditer, il se mdite ... C'est encore de la philosophie rabaisse un calendrier intime.

    Plus on se connait, moins on mise sur soi. Propos d'un dvast ..

    Mon article sur la rancune; c'est ce que j'ai crit de plus coura-geux sur autrui, et c'est, de toutes mes lucubrations, celles qui ont suscit le moins d'cho ... Personne ne s'y est reconnu. C'est que le miroir tait sans faille aucune.

    Le maximum que la prose puisse atteindre, c'est d'tre frotte de sublime; qu'elle s'en imprgne, elle devient ridicule, boursoufle, pnible.

    La France- un pays d'amateurs,- et, ct positif de son dilet-tantisme, le seul endroit au monde o la nuance compte encore.

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  • Je voudrais carter de moi tout excs, et n'aime pourtant que les accents passionns, et les possibilits de cri incluses dans chaque vrit. Un don de plus, un supplment de grce, un vritable amour du recueillement, et quel mystique n'aurais-je fait! Mais, quoi que je fasse, il me faut rester en de du pas dcisif. Trop de voix se sont teintes en moi ! Malheur ceux qui sont indignes de leur me, qui valent moins que ce qu'ils sont!

    Jacqueline Pascal, Lucile de Chateaubriand, Mme de Beaumont, et, parmi les hommes, Joubert, - mes selon mon got.

    Cette tristesse qui voisine le vertige ... Que ne puis-je me mettre sous la protection d'un ange! Je me suis laiss tenter par les dmons, et maintenant il me faut payer pour toujours un instant de criminelle faiblesse.

    Amour de l'agonie et horreur de la mort, j'expie ce mouvement contradictoire que j'ai cultiv avec une pret de cynique et de mar-tyr.

    B. - ce fut un garon, qui, pauvre, me parlait de l'inanit de la vie, riche, il ne sait que raconter des histoires cochonnes. On ne tra-hit pas impunment la misre. Toute forme de possession est cause de mort spirituelle.

    Souvent il m'arrive de me rveiller le matin avec un sentiment oppressant de culpabilit, comme si je portais le poids de mille crimes ...

    C'est un dfaut d'locution, mes balbutiements, ma faon sacca-de de parler, mon art de bredouiller, et surtout l'obsession cui-sante de mon accent, qui m'ont pouss, par raction, soigner mon style en franais, et me rendre quelque peu digne d'une langue que je massacre, par la parole, tous les jours ...

    Euss-je parl comme les indignes, que je ne me serais jamais ingni au bien-crire, et tout ce que la recherche stylistique com-porte de coquetterie et de vaines subtilits.

    Le secret d'une habilet rside dans un dfaut plus ou moins clandestin.

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  • Depuis quelques jours fivre continuelle que le thermomtre n'enregistre pas; il est toujours aux environs de 37 ; mais, moi, ,je suis au milieu d'une bullition o ma raison se rsout en vapeurs ...

    Les uns cherchent la Gloire; les autres, la vrit. J'ose me ranger parmi les derniers. Une tche irralisable offre plus de sduction qu'un but accessible. L'approbation des hommes, quelle humilia-tion que d'y viser !

    Conversation avec D. - Il est intelligent, il fait surtout intelli-gent, il veut le paratre. Presque tous les esprits brillants que j'ai connus taient vaniteux au suprme degr. Du reste la vanit n'est pas un dfaut dans l'ordre intellectuel.

    12 mars 1960 Pass l'aprs-midi dans un tat de nostalgie aigu, nostalgie de tout, de mon pays, de mon enfance, de tout ce que j'ai gch, de tant d'annes inutiles, de tous les jours o je n'ai pas pleur ... La ((vie ne me convient pas. J'tais fait pour une exis-tence de sauvage, pour la solitude absolue, hors du temps, au milieu d'un paradis crpusculaire. J'ai pouss jusqu'au vice la vocation de la tristesse.

    L'approche du printemps dissout mon cerveau. C'est la saison que je redoute le plus. Sensation de mlodie glace;- me muette, prostre, o s'teignent mille appels.

    Baudelaire que je ne lis plus depuis nombre d'annes, il n'est homme qui je pense plus souvent.

    M'intressent seuls les esprits pourvus de la dimension du funbre.

    Je devrais crire un Trait de Larmes. J'ai toujours ressenti un immense besoin de pleurer (en quoi, je me sens si proche des per-sonnages de Tchekhov). Regretter tout en regardant le ciel fixement pendant des heures ... , c'est ce quoi j'emploie mon temps, cepen-dant qu'on attend de moi des travaux et qu'on m'exhorte de tous cts l'activit.

    ((La joie est la passion par laquelle l'me passe une perfection plus grande. La tristesse est une passion par laquelle l'me passe une moindre perfection. (Spinoza)

    Est -ce vrai ?

    54

  • Je n'ai nulle aptitude la philosophie :je ne m'intresse qu'aux attitudes, et au ct pathtique des ides ...

    Une erreur dite nergiquement vaut mieux qu'une vrit traduite en termes incolores.

    L'clat des hrsies, la fadeur des orthodoxies.

    Seuls sont profonds les sentiments que l'on cache. D'o la force des sentiments vils.

    Je ne puis vivre que l o je suis- et o l'on m'appelle tran-ger. Une patrie- ma patrie?- me semble aussi lointaine et aussi inaccessible que l'ancien Paradis.

    N'cris pas sur la neige - un des interdits de Pythagore. Quel peut en tre le sens? Le manque de dure?

    Je passe d'infirmit en infirmit. Mon corps est mon tortion-naire. J'ai peine comprendre comment j'ai pu accumuler tant d'annes sans succomber sous leur poids.

    Presque tous mes amis sont des corchs, d'une susceptibilit maladive. C'est en pensant eux que j'ai crit sur la Rancune. Ai-je trop gnralis en en faisant une dimension commune tous les hommes? Je ne le pense pas.

    Il n'y a qu'une nostalgie : celle du Paradis. Et peut-tre celle de l'Espagne.

    Je ne puis rien lire sur les (( es fortunes)) des Anciens ou sur les

  • La tristesse, son paroxysme, supprime la pense, et devient une sorte de dlire vide.

    Quand il rve, l'homme ne doute jamais, dit un texte chinois.

    En train d'crire un essai sur l'essence de l'homme(!), je m'aper-ois que je ferais aussi bien de le rdiger sur le ton d'une confes-sion. C'est un sujet autobiographique par excellence.

    Je me traine jour aprs jour sur un petit bout d'espace, en marge de l'univers, au milieu d'une infinit de mots tw.

    Ama nesdri (Imitation de Jsus-Christ); aime tre ignor. On n'est heureux que lorsqu'on est assez sage pour se conformer ce prcepte.

    Cet univers si magistralement rat! C'est ce que je me dis sou-vent, pour me consoler, dans mes moments de confiance et d'op-timisme.

    J'ai trop souffert pour prouver vraiment de grandes passions. Mes maux en ont pris la place.

    A part le sommeilla nuit, et les instants d'hbtude de jour, mes incommodits m'ont rduit une continuelle rflexion sur mon tat et accul une sorte d'automatisme de la consdence, avec tout ce que cela peut signifier d'affreux et d'horrible. En somme j'ai vcu dans l' anti-vie.

    Je suis un obsd, point de doute, et cependant, je n'aime pas les esprits qui insistent.

    Imaginer des miracles, possder la facult d'en produire, tre un thaumaturge ...

    Ecrire, quelle dchance !

    Si je hais les Occidentaux, c'est qu'ils aiment qu'on les hasse. Quelle incroyable soif de destruction ! Le paradis au milieu de cadavres!

    Ferveur dmoniaque, telle est la nuance de ma religiosit.

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  • Ne jamais travailler dans l'inessentiel; se conduire comme si on avait des comptes rendre un dieu intelligent; pousser le souci de probit intellectuelle jusqu' la manie du scrupule.

    N'cris rien dont tu aies rougir dans tes moments de suprme solitude. La mort plutt que la tricherie ou le mensonge.

    Sois cynique l'gard de tout, sauf l'gard de l'image idale de tes devoirs envers l'esprit.

    Quels conflits secrets, quels tiraillements lorsqu'on assume une pose noble! Le courage d'accepter tout naturellement ses vilenies est rare, voire impossible.

    Croire uniquement l'absolu, et reconnaitre, dceler en soi toutes les tentations et les misres d'un esprit frivole.

    X - pourquoi est-il fou l Parce qu'il ne dguise, parce qu'il ne peut dguiser jamais son premier mouvement. Tout est chez lui l'tat brut, tout en lui voque l'impudeur de la vraie nature.

    R. dans Arts essaie de m'expliquer par mes lectures. Je lui rponds que je suis le rsultat de mes infirmits, et que j'eusse t le mme quand bien mbne je n'aurais lu aucun livre. Ma vision des choses prcde ma formation intellectuelle. Ce que je sais rellement je l'ai toujours su, fuss-je rest dans mon bled.

    Maux de tte, sensation d'idiotie, sinusite, oreilles bouches, etc.- tous les ans la mme histoire. C'est l qu'il faut chercher l'explication de mon Odysse de la Rancune.

    J'ai une apparence de sant et un fond de maladie. Comme on ne peroit que l'extrieur des tres, on me croit insincre ou un individu qui sacrifie la mode.

    Les vieux ont raison de critiquer tout, de regretter les murs rvolues, le style de vie de leur poque. Toujours le prsent et l'ave-nir valent moins que le pass, lequel ne valait pourtant pas cher ...

    On ne sait ni pourquoi ni vers quoi on avance. Cette double igno-rance est toute l'histoire.

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  • Les soucis)) sont l'obstacle majeur l'approfondissement, l'avancement mtaphysique de l'homme. D'o la ncessit du cli-bat, de l'ascse etc., si on veut avoir prise sur l'absolu.

    Infini est le pouvoir d'un homme capable de renoncer. Tout dsir vaincu rend puissant, et on s'agrandit dans la mesure o l'on contrarie ses apptits naturels. Est dfaite tout ce qui n'est pas vic-toire sur soi.

    Ce n'est pas dans l'inquitude, c'est dans )'insatisfaction que j'ai toujours vcu; une insatisfaction essentielle, et telle que rien ne pouvait ni ne pourra jamais en avoir raison.

    Contre la pense disperse. J'aimerais vivre dans une socit de fakirs, d'hommes qui agissent sans bouger, et qui ont d'autant plus prise sur ce monde qu'ils s'en loignent, qu'ils n'y adhrent pas.

    Disposer d'une immense volont, sans la diriger vers l'acte, d'une nergie dmesure et, en apparence, inemploye ...

    Dans toute mortification nous emmagasinons de l'explosif. Le dsir inassouvi par refus volontaire nous rapproche soit du

    saint, soit du dmon.

    Il faut que je me mette une anthologie du portrait de Saint-Simon Tocqueville.

    Ce sera mon adieu l'homme.

    On ne devient invulnrable que par l'ascse, c'est--dire en se refusant tout. C'est alors seulement que le monde ne peut plus rien sur nous.

    Les ides viennent en marchant, disait Nietzsche. La marche dis-sipe la pense, professait ankara.

    J'ai

  • Un arbre ne se connat pas misrable.)) (Pascal) Ma nostalgie du vgtal ...

    Il n'est enfer plus effrayant que celui de la piti. Compatir tout ce qui existe, au fait pur d'tre.

    (6 juillet 1960. Journe ronge par la piti)

    On ne rflchit que parce qu'on se drobe l'acte. Penser, c'est tre en retrait.

    M.S. se serait mise genoux devant le tribunal pour demander son acquittement. En vain. Condamne douze ans, elle se serait suicide. Sans doute de honte. :tre humilie tel point!

    Il faut avoir des rserves infinies de piti pour envisager certains destins.

    La moindre impression, un rien s'amplifie en moi dmesurment et prend des proportions alarmantes, des airs de catastrophe. C'est comme si j'tais au-dessous de la terre et qu'elle m'crast de tout son poids.

    Je n'ai jamais pu m'emballer pour des causes voues au succs. Ma prdilection allait toujours celles qui m'apparaissaient secr-tement comme condamnes. J'ai toujours t par instinct du ct des perdants, mme si leur cause tait mauvaise. Prfrer la trag-die la justice.

    Qu'il a raison ce moraliste qui soutient que nous sommes taris ds que, pour nous, il n'y a plus d'tres ni de choses irremplaables!

    J'ai toujours vcu comme un passant, dans la volupt de la non-possession; aucun objet ne fut jamais mien, et j'ai horreur du mien. Je frmis d'horreur quand j'entends quelqu'un dire ma femme. Je suis mtaphysiquement clibataire.

    Possder, besitzen, est le verbe le plus excrable qui soit. M'atti-rent chez un moine mme ses cts repoussants, et Dieu sait s'il en a.

    Il faudrait pouvoir renoncer tout, mme son nom, se jeter dans l'anonymat avec passion, avec fureur.- Le dpouillement est un autre mot pour l'absolu.

    Entwerden, se soustraire au devenir, -le mot allemand le plus beau, le plus significatif que je connaisse.

    Le vivant me fait peur, le vivant, c'est--dire tout ce qui bouge.

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  • J'ai une immense piti pour tout ce qui n'est pas matire, car je sens jusqu' la souffrance, jusqu'au dsespoir la maldiction qui pse sur la vie en tant que vie.

    Ce qu'on pourrait me reprocher, c'est une certaine complaisance la dception; mais puisque tout le monde aime le succs, il faut bien, ne ft-ce que par souci de symtrie, qu'il y en ait qui incli-nent vers la dfaite.

    Plus d'un dieu m'a abandonn, et je ne sais lequel incriminer, n'ayant eu la chance de m'attacher vritablement aucun.

    Douter des choses n'est rien; mais concevoir des doutes sur soi, voil ce qui s'appelle souffrir. C'est alors seulement qu'on s'lve par le scepticisme au vertige.

    Tout va tout seul quand le moi est en question; il n'en va pas de mme quand il s'agit de nous, de notre moi. Le doute acquiert alors une dimension fatale, morbide, et peut devenir intolrable.

    Le besoin de gloire vient d'un sentiment de totale inscurit qu'on prouve sur sa propre valeur, d'un manque de confiance en soi. Et quand j'hsite me reconnatre le moindre mrite, je sou-haite une clbrit cosmique, et je voudrais tre connu de tout ce qui vit, d'un moucheron, d'une larve.

    Jamais homme ne fut plus dsarm devant la

  • L'ide du suicide est l'ide la plus tonique qui soit.

    20 juillet 1960 Depuis dix ans, j'ai rv d'un appartement. Mon rve s'est ralis, sans rien m'apporter. Je regrette dj les annes d'htel. La possession me fait plus souffrir que le dnuement.

    Au fait j'habite dans des htels depuis 1937!

    Avoir un chez soi, que Dieu me pardonne pareille dchance!

    Ta volont est ton :he)), dit saint Bonaventure. Et en effet la volont est chane, apptit, sujtion, infodation comparable l'empire qu'exerce sur nous la femme. Se sauver, chercher la dli-vrance, c'est se dlier, c'est s'loigner du rgne de la volont.

    Vivre sur une le exigu, s'ennuyer et prier, prier et s'ennuyer ...

    Je suis la succession de mes tats, de mes humeurs, je cherche en vain mon

  • dtails; en second lieu seulement, l'ensemble. Matrise suppose limitation.

    Ce qui rend le pass intressant, c'est que chaque gnration le considre d'une faon diffrente. D'o la nouveaut intarissable de l'Histoire.

    D'un mystique musulman ce mot digne de Matre Eckhart : ((La vrit qui ne dtruit pas la crature n'est pas une vrit.

    Se trainer doucement comme un escargot et laisser sa trace, avec modestie, application et, au fond, indiffrence ... , dans la volupt tranquille et l'anonymat.

    Ce qui m'a manqu, c'est la volont de faire une uvre. Cette insuffisance est le propre des esprits de second ordre.

    Tout ce qui survient en nous et hors de nous arrive la fois par bonheur et par malheur. Double perspective sur chaque vnement, impossibilit de voir un seul ct des choses, naufrage dans l'am-bivalence.

    Je me suis gris de regrets, comme d'autres d'illusions. Acqurir des titres dans l'irrparable, telle a toujours t ma fonction.

    Rflchir c'est faire le vide autour de soi, c'est vacuer le rel, c'est ne conserver du monde que le prtexte ncessaire aux interroga-tions et aux tourments de l'esprit. La rflexion supprime; elle anan-tit tout, sauf elle-mme.

    Plus je pense la vie comme phnomne distinct de la matire, plus elle m'pouvante: elle ne s'appuie sur rien, elle reprsente une improvisation, une tentative, une aventure, et elle m'apparat si fra-gile, si inconsistante, si dmunie de ralit que je ne puis rflchir sur elle et ses conditions sans en ressentir un frisson de terreur. Elle n'est qu'un spectacle, qu'une fantaisie de la matire. Nous cesse-rions d'tre si nous savions quel point nous sommes irrels. Si l'on veut vivre, il faut s'abstenir de penser la vie, de l'isoler dans l'univers, de vouloir la cerner.

    Je n'ai jamais mis des ides, j'ai toujours t possd par elles. Quand je crois en concevoir une, c'est elle qui me tient et m'asser-vit.

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  • Les grandes poques de l'histoire demeurent celles de despo-tisme clair. (Dix-huitime sicle).

    L'esprit ne s'panouit ni dans les excs de la libert ni dans ceux de la terreur. Il lui faut une contrainte supportable.

    Une poque agrable est une poque o